Chronique

Sylvain Rifflet & Jon Irabagon

Perpetual Motion - A Celebration Of Moondog

Sylvain Rifflet (ts, cl, elec), Jon Irabagon (as, ts), Benjamin Flament (perc), Phil Gordiani (g), Joce Mienniel (fl, MS 20), Eve Risser (p, kb) + chœurs d’élèves.

Label / Distribution : Jazz Village

Moondog, vous connaissez ? Posez la question autour de vous et vous récolterez sans doute une moue interrogative. Mais faites écouter « Bird’s Lament » et une lueur pourrait bien s’allumer dans le regard de quelques-uns… Telle est, trivialement résumée, l’énigme Louis Thomas Hardin, alias Moondog, ce géant viking qu’on surnomme le clochard céleste parce qu’il a vécu plus de vingt-cinq ans dans les rues de New York avant de se réfugier dans une forêt du nord des Etats-Unis, puis de rallier l’Europe et plus précisément Münster, en Allemagne, où il meurt en 1999.

Ce mendiant aveugle, barbu et chevelu, coiffé d’un casque de viking et exclusivement vêtu d’habits qu’il confectionnait lui-même, fut un personnage hors normes. Musicien, poète, adepte des nombres, compositeur, chef d’orchestre, spectateur assidu des répétitions de Leonard Bernstein et des jam sessions de Dizzy Gillespie, Charles Mingus ou Charlie Parker, il a suscité, par sa faculté de dynamiter les barrières stylistiques, une fascination toujours très vivace. Considéré comme le père des courants minimaliste et répétitif, parfois surnommé le « Beethoven du beat », il pensait que sa musique, à la fois savante et populaire - un savant mélange d’harmonie et de progressions d’accords -, ressemblait à celle du XIXe. Elle était pourtant influencée aussi bien par le jazz que par la Renaissance, et animée d’un mouvement perpétuel, probablement né des longues heures passées par son compositeur dans la rue, au milieu d’une foule ne connaissant elle-même jamais l’immobilité. Moondog, qui a laissé derrière lui plus de 800 partitions, n’écrivait que la musique qu’il ressentait, ce qui l’a rendue intemporelle, et a conservé cette sincérité jusqu’au bout, même une fois connu. Jamais il n’a été cédé aux sirènes de la facilité commerciale : ce qu’il cherchait, c’était l’« immortalité d’ici et maintenant », rester dans le cœur de ceux qui l’avaient connu ou écouté. Il ne croyait qu’à celle-là…

On n’est guère surpris de trouver Sylvain Rifflet dans le rôle du passeur de cet univers si singulier, car ce saxophoniste - clarinettiste est, à l’heure actuelle, un des plus fervents artisans du décloisonnement. Parmi ses faits d’armes, le quintet Rocking Chair avec la complicité d’Airelle Besson, le magnifique Beaux-Arts pour trio et quatuor à cordes, le quartet Alphabet et son esthétique métallique et mécanique ou l’Ensemble Art Sonic et sa musique de chambre progressive, dont le Cinque Terre est rien moins qu’un chef-d’œuvre. Avec lui, pour cet bel hommage intitulé Perpetual Motion et restitué sous forme de DVD + CD chez Jazz Village, le saxophoniste américain Jon Irabagon, musicien éclectique, à l’aise dans le jazz le plus traditionnellement swing comme dans l’avant-garde.

Tous deux font également ici office de d’historiens et de pédagogues - il y a tant à dire sur Moondog ! Leur création a abouti à un spectacle dans le cadre du Festival Banlieues Bleues 2013 comportant d’une part les membres d’Alphabet (Joce Mienniel, Phil Gordiani et Benjamin Flament), avec le renfort d’Eve Risser, et d’autre part des élèves du collège et du conservatoire de Bobigny, mais aussi Anne Marion-Gallois, chargée de la scénographie et de la mise en scène, et Maxence Rifflet aux images, la vidéo étant parfois utilisée comme support rythmique (voir le mendiant qui secoue son gobelet ou la pelle qui déblaie la neige). Et puisqu’on est en famille, ou presque, n’oublions pas Arthur Rifflet qui, lui, a réalisé le DVD.

Trois mois de répétitions, des paroles parfois difficiles pour les enfants (mais comment imaginer un portrait de Moondog sans chansons ?), un choix de compositions établi en fonction d’une histoire et d’une dramaturgie et, au bout du compte, un spectacle de vie au parfum d’éternité que le DVD restitue avec bonheur. On entre en coulisses, on assiste aux répétitions (avec leurs écueils et leurs moments de joie) ; on découvre aussi une interview en plusieurs parties de Sylvain Rifflet et Jon Irabagon, ainsi qu’un entretien (en voix off) accordé par Moondog en 1971. Et puis, bien sûr, le concert lui-même, objet du CD, où tous s’associent pour suspendre le temps et traduire avec force verve poétique toute la magie d’un univers. Voix, sons métalliques ou électroniques, bruits de rue, chant naturel des instruments : cette polyphonie, qui célèbre Moondog avec autant d’inventivité que de respect, séduit d’emblée. En imaginant Perpetual Motion, Sylvain Rifflet, Jon Irabagon et leurs complices sont allés bien au-delà de l’hommage : ils expriment une fusion totale entre le génie d’un compositeur et leur art propre, qui se refuse à toute limite. Et surtout pas celle de leur imagination.