Entretien

Ivann Cruz, back to Bach

Le guitariste Ivann Cruz relit Bach avec son duo Otto.

Membre de TOC (Ternoy Orins Cruz) auquel il apporte, dans un galvanisant bouillonnement improvisé, l’électricité d’une guitare pourvoyeuse de textures métalliques, Ivann Cruz, sans interrompre pour autant sa participation au trio, fait aujourd’hui un point d’étape. Avec le batteur Frédéric L’Homme, il forme le duo Otto qui donne une lecture personnelle de quelques suites ou partitas de Bach.

Sans chercher à les dénaturer, les deux musiciens entrent avec respect dans l’œuvre du grand maître allemand et bousculent de manière intelligente l’implacable équilibre harmonieux de son style. Par un art dosé du décalage, ils y injectent une part de dérèglements fructueux qui apportent des sens nouveaux. Des droites saillantes ou des lames de fond rythmiques enfouies apparaissent alors. Mieux qu’une réappropriation libertaire, on assiste à un palimpseste inversé où le contemporain révèle les sens du plus ancien. De cette pratique remontent, en effet, les structures profondes qui soutiennent l’édifice construit par le compositeur.

Ivann Cruz répond aux questions de Citizen Jazz pour expliquer d’où vient ce projet.

- A quand remonte l’envie de ce disque ?

Le projet est né d’une proposition faite à Frédéric L’Homme, fin 2018, de revisiter un extrait d’une chaconne de Bach pour la présenter lors d’une soirée où des formats courts étaient programmés à la Malterie à Lille. Quelque temps après, je lui ai tout naturellement proposé de monter un répertoire autour de pièces issues des suites de Bach et nous avons fait plusieurs sessions de répétitions en 2019 avant de définir le répertoire que nous jouerions en concert.

L’envie d’enregistrer cette musique est apparue pendant les périodes de confinement où nous avions besoin de creuser les choses sur ce répertoire, mais sans perspectives claires en ce qui concernait sa présentation en public dans ce contexte si particulier. Une proposition de concert en ligne, à l’été 2020, nous a donné l’envie de faire mûrir le projet en prenant du temps pour clarifier nos intentions afin de préparer cet enregistrement.

- Pourquoi avoir choisi Bach plutôt qu’un autre musicien ?

J’ai découvert Bach dans l’enfance pendant mon apprentissage de la guitare classique et ce, bien avant d’avoir conscience de sa place dans l’histoire de la musique. C’est donc plutôt quelque chose de charnel et presque ludique qui m’a séduit au tout départ dans sa musique, l’évidence de son langage musical et l’aspect chorégraphique du geste lié à l’interprétation de ces polyphonies à la guitare. Et bizarrement, c’est par le jazz que j’y suis revenu plus tard, quand Gérard Marais, qui a été mon professeur de guitare au Conservatoire, m’a demandé un jour de travailler un prélude issu de ces suites. Ça m’a permis de replonger dans ce répertoire et de me reconnecter avec ces sensations.

Depuis, je continue à entretenir une relation particulière avec ces transcriptions des suites de Bach pour la guitare. Mais c’est toujours resté une relation intime, de chambre si l’on veut, et sans perspective de les jouer sur scène. Vu le nombre d’interprètes géniaux qui ont abordé ces pièces il m’a fallu énormément de temps pour accepter d’en proposer une lecture personnelle.

Aujourd’hui, j’y ai trouvé d’autres résonances avec ma démarche artistique, comme les jeux de plans sonores présents dans ces polyphonies, cet élan rythmique et cette logique de flux ininterrompu et quasi obsessionnel qui pourrait ne jamais se conclure. Ce que je trouve fascinant dans sa musique, et plus particulièrement dans ses suites, c’est cette capacité de donner la sensation d’une invention dans l’instant, associée à une telle clarté dans son langage musical et dans sa construction formelle.

Ivann Cruz, photo Michel Laborde

- Comment avez-vous sélectionné les pièces à interpréter (des suites pour luth ou violoncelle) ?

Le choix s’est fait de façon très intuitive, par affinité, et à partir d’idées rythmiques qui pourraient fonctionner sur certaines pièces et sur des points d’achoppement harmoniques entre les pièces. Ceci a abouti à créer une sorte de grande suite imaginaire composée à partir de fragments de suites au départ indépendantes.

- La réappropriation des pièces s’est-elle faite à partir de la partition ou dans le moment du jeu ?

Le plus souvent, en partant de la partition, j’avais une idée d’arrangement en tête : une idée de couleur, de timbres, un tempo, un type d’énergie, un degré d’instabilité ou un type de relation à développer entre le texte musical et nos deux instruments. Cela pouvait être très précis avec parfois une écriture rythmique en relation avec certaines voix de la polyphonie, ou être beaucoup plus ouvert. L’idée était aussi d’introduire différents degrés d’imprévisibilité dans chaque pièce. Le moment du jeu a, bien sûr, été essentiel pour développer ces espaces de liberté avec le texte original. Dans ces moments, Frédéric a aussi été force de proposition sur des parties rythmiques que nous avons, ensuite, fixées. La seule chose que je voulais éviter, c’était de transformer ces partitions en mélodies harmonisées pour en faire des grilles d’improvisation. La difficulté était donc de ne jamais perdre l’intégralité du texte musical original tout en réussissant à le déconstruire dans l’instant et en gardant, donc, une part d’improvisation.

- Pourriez-vous nous présenter Frédéric L’Homme ?

C’est un musicien au parcours éclectique : venu du rock, passé par le jazz et les musiques improvisées, en allant même, parfois, jusqu’à mettre un pied dans la pop. Il est toujours dans l’envie d’essayer des choses nouvelles en s’affranchissant des limites stylistiques, comme en atteste la diversité des projets dont il fait partie. On peut l’entendre dans des projets comme More Soma, Louis Minus XVI, DLGZ ou Monsieur Thibault. Il envisage son jeu de batterie comme quelque chose de profondément organique.

- Pourquoi un duo guitare / batterie pour un tel projet ?

Il m’arrivait parfois de jouer ces pièces seul avec un métronome et de transformer l’écriture rythmique originale. Assez naturellement, j’ai commencé à entendre des parties de batterie en les jouant. Je me suis donc dit que ça pourrait être intéressant d’essayer de confronter ce matériau musical à l’écrin rythmique d’une batterie. J’ai pensé à Frédéric qui avait une culture musicale large, du jazz au free en passant par le rock ou la pop. Par ailleurs, l’écriture mélodique et harmonique me paraissait se suffire à elle-même dans sa simplicité tonale et sa richesse polyphonique.

Cette sensation de flux rythmique qui traverse toutes ces pièces inspirées de danses anciennes me semblait appeler le souffle et l’énergie d’une batterie pour dialoguer avec la guitare électrique.

- La musique de Bach est très métronomique. Quel travail avez-vous mené avec Frédéric L’Homme pour dérégler ou augmenter l’expressivité de cette mécanique parfaite ?

Oui : on entend parfois des commentaires sur cet aspect quasi mathématique ou mécanique dans l’écriture de Bach, dû à l’extrême rigueur et à la maîtrise de son langage musical. Je ne perçois pas sa musique de cette façon mais je reconnais qu’il y a quelque chose de l’ordre du mouvement perpétuel et du flux dans sa musique, une logique implacable voire un peu absolue. Notre démarche était donc de créer des accidents sur ce discours musical, de trouver des façons de tordre cette ligne droite et tendue, de la nouer, de lui donner de l’épaisseur, de l’élasticité, de la mettre en tension mais sans jamais la briser complètement.

- Pourquoi l’avoir intitulé Danses ?

D’abord parce que presque toutes les pièces du disque portent des noms de danses anciennes et ont été inspirées par ces formes. Ensuite, nous avons joué avec certains éléments musicaux plus contemporains issus de musiques populaires plus ou moins dansantes pour rappeler cette origine déjà masquée par l’écriture de Bach. Et surtout, derrière la danse il y a le corps et le rythme, et c’est par cet angle que nous avons travaillé sur ce répertoire : comment lui donner une nouvelle énergie rythmique ? Comment se jouer de la chorégraphie du geste instrumental, rigoureux, lié à l’interprétation de ces partitions en le faisant danser sur des états rythmiques décalés ?

- Dans la culture musicale occidentale, Bach est de l’ordre de la mythologie fondatrice. Vous le traitez avec distance, humour, sans ironie et toujours avec respect. Quelle est votre position par rapport à cette réinterprétation : une lecture contemporaine ou tout autre chose ?

Comme je le disais, cette musique est associée pour moi à l’enfance, à la mémoire d’une relation à la musique et à l’instrument, simple, sensuelle et parfois ludique. Je voulais jouer ces pièces de Bach en convoquant cette mémoire lointaine - et parfois refoulée - mais avec mes oreilles d’aujourd’hui, et dans une perspective plus contemporaine. Ce serait peut-être une façon de faire dialoguer ces différentes strates de passé, intimes ou historiques, mais sans tomber dans les codes du détournement ironique esthétisant. Oui, il y a parfois une distanciation, mais sans volonté de porter un jugement en surplomb sur le langage musical de J-S Bach.

- Voyez-vous un lien avec la musique organique de T.O.C. ?

Il n’est pas évident à voir car la musique du trio TOC est toujours totalement improvisée et souvent plus concentrée sur une recherche de timbres, de textures et de polyrythmies qui s’entremêlent pour créer une matière sonore organique. Dans ce duo, on retrouve quand même des liens avec la musique du trio comme cette notion d’énergie et d’élan rythmique et un goût pour l’improvisation qui prend, ici, appui sur un matériau musical existant.

- Ce disque est également comme un contrepied (un contrepoint ?) au travail sur l’espace et les textures que vous meniez sur Lignes de Fuite, votre solo paru en 2017. Est-ce un retour à la guitare et à sa grammaire ?

J’ai toujours eu du mal à rester bloqué sur un type de syntaxe ou de grammaire figé. Ce qui m’intéresse le plus, c’est de créer des situations musicales qui me mettent en danger et qui me stimulent, quitte à mettre de côté la notion de style. C’est ce processus qui nourrit mon travail, je crois, et la guitare reste un outil ou un dispositif pour le mettre en jeu.

Pour moi, ces différentes trajectoires de recherche sonore sont complémentaires et effectivement plus en contrepoint qu’en contrepied les unes des autres. C’est un peu comme lorsqu’on apprend de nouvelles langues : on n’efface jamais celles que l’on pratique déjà, mais on crée sans s’en rendre compte de nouvelles relations entre des mots ou des expressions. Comme l’improvisation est au cœur de ma pratique, je trouve qu’il est toujours fécond de s’aventurer sur des terrains nouveaux et parfois périlleux pour ne pas être aspiré par l’inertie des habitudes et des gestes trop maîtrisés, pour ne pas risquer de devenir un « bon improvisateur ».