
Who’s Bad (Plus) ? Live au Faucheux
Retour sur un des deux concerts donnés par The Bad Plus au Petit Faucheux à Tours.
Dave King, photo Rémi Angéli
Après quelque vingt ans d’existence, des reprises de groupe de rock (Nirvana notamment) et une grosse quinzaine de disques à son palmarès, The Bad Plus a largement débordé les territoires du jazz strict et touché un public large. Avec seulement trois dates en France, dont deux consécutives au Petit Faucheux, leur venue était un événement immanquable.
Formé au tout début des années 2000 par le bassiste Reid Anderson, le batteur Dave King et le pianiste Ethan Iverson, The Bad Plus a vite été repéré par la sphère rock pour sa reprise de « Smells Like Teen Spirit » de Nirvana ou des titres de Radiohead, Neil Young et d’autres. Adepte d’une esthétique se situant à la croisée des chemins, jazz bien sûr, rock mais aussi pop, la formation conserve cette configuration jusqu’en 2018 où le pianiste quitte le trio pour laisser la place à Orin Evans. Changement de personne mais pas de paradigme, le groupe reste sur la crête de ses inspirations.
Ancré autour d’une solide paire rythmique qui lui tient lieu de moteur, sensible aux mélodies accrocheuses et immédiates, désireux d’injecter dans le jazz la culture populaire du moment comme ce fut le cas durant les années 30 et 40, les musiciens fondateurs continuent leur parcours mais repensent une nouvelle fois leur approche en 2022 après le départ d’Orins, pour une forme souple et mobile qui intègre la guitare coloriste de Ben Monder et le saxophone sensuel et abstrait de Chris Speed. On tient là, certainement, la configuration la plus immédiate de The Bad Plus et le concert n’a pas fait mentir cette assertion.
Si les promesses, en effet, n’engagent que ceux qui les croient, les propos sur la musique n’engagent que ceux qui les tiennent. Aussi peut-on affirmer que le piano appliqué au jazz, dès lors qu’il s’aventure sur les terres des jolis airs et des accords chantants, a un côté niaiseux (ce que n’a pas d’ailleurs le piano strictement pop). À l’inverse, le saxophone appliqué au rock ne rend que rarement justice aux capacités de cet instrument (il n’y a qu’à écouter un concert de Springsteen et l’insupportable Clarence Clemons pour s’en convaincre). Or dans cette nouvelle approche de The Bad Plus, sans retirer les spécificités qui font de ce groupe ce qu’il est, la mièvrerie est atténuée par un son qui claque et la prestation scénique fournit une explication sur le pourquoi d’une longévité et d’une notoriété bien justifiées.
Sur scène, Reid Anderson, contrebasse droite et puissante (alors même que cet instrument n’était pas le sien) attaque la note avec force et installe une groove immédiat. Il est secondé par Dave King, qui s’active avec une vitalité jamais prise à défaut et un notable sens de la construction rythmique. Cognant comme s’il devait remplir le Stade de France avec sa seule batterie, à partir d’un charley basique et efficace, son apport est prépondérant dans la force des morceaux. On songe même qu’une prestation simplement drum and bass aurait satisfait les oreilles les plus exigeantes.
- Dave King, photo Rémi Angéli
De son côté, le grand échalas qu’est Ben Monder ne dépareille pas avec l’esthétique rock avec laquelle flirte le groupe. Pas un sourire, aucune expression sur le visage, entièrement concentré sur ses chaussures, il passerait pour un adepte du shoegazing [1]. Tout au moins dans sa posture scénique puisque dans la pratique, habile utilisateur de pédales, il offre une palette riche d’effets de masse, des vagues dynamiques et changeantes qui viennent se mêler à la rythmique et porter loin et haut le saxophone de Chris Speed.
Faisant siens les thèmes composés par Anderson et King (ainsi qu’un de lui), il s’applique à les faire vivre avec intensité, articulant toujours parfaitement son propos dans le cadre du morceau, trouvant sa juste place entre les propositions de ses partenaires, comme s’il parvenait même à créer cette place par sa seule capacité à l’obtenir. À force de précision et d’implication, il donne sa valeur à la fulgurance de ses lignes musicales ou, se passant même parfois d’improviser pour privilégier la puissance et l’intensité du moment, monte d’un degré dans l’incarnation des thèmes qu’il interprète.
Chantants, légèrement agaçants parfois par leur simplicité facile (rappelez-vous : les propos sur la musique n’engagent que…), ces thèmes sont cependant toujours suffisamment bien construits pour présenter des bifurcations inattendues et se rendre moins évidents qu’ils n’y paraissent. Surtout, ils sont à l’image de ce groupe et de ce qu’il se propose de faire. Une musique sans triche, honnête et qui ne doute pas. La force des Américains, outre un savoir-faire imparable, tient dans cette projection d’un son sans afféterie, direct, droit, qui recèle en lui sa propre capacité à se dépasser. Ce soir-là, The Bad Plus se donne les moyens de parvenir à un concert intense qui emporte le public avec la plus grande légitimité.