Chronique

Joe Rosenberg Ensemble

Rituals And Legends

Joe Rosenberg (ss), Daniel Erdmann (ts, ss), Bruno Angelini (p), Arnault Cuisinier (b), Edward Perraud (dms) + Stéphane Payen (as), Olivier Py (bs), Antonin-Tri Hoang (as), Robin Fincker (ts)

Label / Distribution : Quark

Le remarquable travail effectué par Joe Rosenberg depuis de nombreuses années n’est malheureusement pas porté aux oreilles de tous, et il apparaîtra à tous ceux qui se pencheront sur ses réalisations que sa faible exposition est tout à fait dommageable. Profitons donc de la sortie d’un nouveau et magnifique disque du saxophoniste pour rappeler qu’il est vivement recommandé de découvrir sa musique.

Lui, à propos, semble mû par une insatiable curiosité, ou, pour être plus précis, un ardent désir de faire se rencontrer les musiques. Son précédent et magnifique album Resolution avait pour ambition de faire cohabiter au sein d’une sorte de longue suite, où primaient tour à tour la mise en place pointilleuse d’ambiances travaillées et la beauté brute du geste musical spontané, trois compositions issues d’univers très différents. « Fratres » d’Arvo Pärt donnait lieu à un enivrant concerto pour batterie, « Blue Jay Way » de George Harrison voyait son thème décliné sur des tempi et atmosphères différents, et « Resolution », le premier mouvement de A Love Supreme, était interprété de manière alanguie, mais à l’intérieur d’un écrin rythmique puissant, comme si cette incantation, avant de devenir transe, ne devait être qu’une prière. Qu’elles évoquent la sacralité, la mystique ou la foi, les trois compositions choisies étaient empreintes de spiritualité et reliées entre elles par des compositions instantanées tirant parti des talents d’improvisateurs des membres du groupe. Musiciens que l’on retrouve, du moins pour le socle rythmique, sur le présent disque.

Cette fois, ce ne sont pas trois compositions qui servent d’axe central, mais deux continents. De la même manière que l’intention était sur Resolution de dresser des ponts entre des styles, il s’agit cette fois de « traiter » des cultures musicales hétérogènes de manière cohérente, en leur assignant l’idiome jazz comme dénominateur commun. Il a de fait cherché, et réussi, à extraire l’essence de musiques en provenance d’Inde, de Bali ou du Burundi et de les adapter au langage qu’il partage avec son ensemble.

Peu de pièces mais de longs développements dans ce disque où les musiciens bénéficient de beaucoup d’espace. A commencer par le trio « rythmique », en constante conversation et qui joue magnifiquement avec le silence. Edward Perraud et Arnault Cuisinier entretiennent une pulsation sur le fil, avec beaucoup de liberté, et peuvent en quelques secondes passer de l’euphorie au minimal, avec un propos d’une égale richesse. Ce terrain mouvant, instable et fragile est un terreau idéal à l’épanouissement du jeu de Bruno Angelini, toujours inspiré sur ces aires où il peut laisser libre court à ses phrases cristallines et à ses subtils mouvements harmoniques. L’entente des trois relève de la télépathie, et si chacun délivre une impressionnante somme de gestes individuels, le trio se meut tel un félin, avec une démarche lente et majestueuse dont on sait qu’elle peut à tout moment se transformer en course effrénée. Parfois le félin se tapit, attend son moment, puis surgit toutes griffes dehors. Ses accélérations sont mesurées, utiles. Il impressionne autant par sa grâce que par sa fougue. Et puis il y a les saxophones. Celui de Rosenberg, bien sûr, soprano au son plein et chaleureux, au phrasé précis. Ceux de Daniel Erdmann, toujours passionnant et charismatique dans son habileté pour enflammer la musique et y ménager d’inattendues variations. Il y a le saxophone alto de Stéphane Payen qui s’offre un embrasement sur « Akazehe », puis qui se mêle au baryton d’Olivier Py sur « Teen Tal », une pièce indienne inspirée par un duo de tablas entre Alla Rakha et Zakir Hussain. Les saxophones sont de plus en plus nombreux à mesure que le disque avance. Joe Rosenberg a été jusqu’à réunir un sextet de saxophones en ajoutant Antonin-Tri Hoang et Robin Fincker sur « Kecak », adaptation d’un chant balinais. Loin d’aboutir à une démonstration de force, cette configuration inhabituelle favorise le travail sur la matière, notamment durant l’introduction du morceau, puis, par le biais d’une écriture ciselée, permet une mise en place pointue basée sur la complémentarité de motifs. Le sextet devient à lui seul une machine puissante productrice de rythme qui libère du champ au trio socle.

Toutes les qualités intrinsèques de la musique de cette formation à géométrie variable (sens de l’écoute et de la préservation du silence, diversité des couleurs harmoniques, beauté des sonorités, justesse du placement, soin porté à l’écriture, interprétation au cordeau…) sont amplifiées par la cohérence du répertoire et par l’intelligence avec laquelle les musiques traditionnelles sont intégrées. Leur fondements sont présents mais leurs caractéristiques formelles ont été gommées, car il n’aurait été ni pertinent ni respectueux de les singer. Joe Rosenberg n’a pas cherché à superposer deux formes et à rogner l’une et l’autre pour qu’elles s’ajustent. Au contraire, son intention a manifestement été de trouver des contours nouveaux afin de préserver l’essence de la tradition et de l’ouvrir à l’improvisation. Le résultat est époustouflant. Profond, original, et hypnotique, Rituals And Legends est une petite merveille qu’on ne saura trop vous recommander d’écouter avec l’attention qu’elle mérite.