Scènes

Stéphane Kerecki Trio + 2 en studio (2)

Le contrebassiste Stéphane Kerecki a invité notre équipe à assister à l’enregistrement de son nouvel album chez Outnote. Récit de la deuxième journée…


Intimité du studio, euphorie de la prise de son, stress et grands moments de fou-rire entremêlés… il y a dans la conception d’un disque une mythologie qui a toujours excité les amateurs de musique. C’est avec gentillesse que le contrebassiste Stéphane Kerecki a invité notre équipe à assister à l’enregistrement de son nouvel album chez Outnote. Récit de la deuxième journée…

Matthieu Donarier © Franpi Barriaux

Après une si belle première journée, on a hâte de sortir du boyau du métro et de s’engager sous les Halles de Montreuil engourdies par le froid. Dehors, quelques flocons de neige viennent égayer le ciel blanc, et en poussant la porte, on tombe sur Matthieu Donarier en train de fumer une cigarette. L’ambiance est très décontractée avant les premières prises, Tony Malaby vantant les charmes de la région parisienne devant la machine à café pendant que Stéphane Kerecki s’affaire déjà dans le studio.

En attendant la reprise, Bojan Z s’est installé dans le fauteuil de l’ingénieur du son Frank Jaffrès et, café en main, réécoute « Apples & Quincies » qui réinstalle dans la cabine la magie de la veille. Entre deux gorgées, et dans cette atmosphère balkanique, nous échangeons sur la situation grecque qui fait ce jour-là la triste Une de l’actualité… Mais déjà on s’active de l’autre côté de la vitre et il faut se mettre en place. Le premier morceau de la journée, « Blues Waltz », est très direct, et Donarier prend vite un solo brûlant, bientôt rejoint par Malaby que l’on sent très à l’aise dans l’orchestre ; il est une force de proposition qui donne de l’espace à ses comparses.

La prise est correcte mais ne convient pas au contrebassiste, qui demande à ses musiciens de faire preuve d’un peu plus de souplesse et d’envisager les parties de chacun « comme si c’était un solo mais qu’on se renvoyait la balle ». La consigne passe, et cette fois le morceau est plus fluide. Le solo inaugural de Donarier est plus déconstruit, plus lyrique aussi. Il apporte une couleur différente, reprise au vol par Tony Malaby. On perçoit effectivement une circulation positive entre les musiciens et un propos qui s’échauffe sur le clavier de Bojan Z… Le morceau est magnifique, et il est très impressionnant de sentir le contrebassiste et le batteur parler le même langage alors qu’ils ne se voient pas, chacun à un bout du studio, protégé par un volet. La cabine, entre les vitres, nous offre une vision panoramique qui permet de sentir l’énergie du quintet sur ce très beau morceau…

Stéphane Kerecki © Christian Taillemite

Franck repère très vite un problème de micro qui gâte la captation ; le problème, promptement réglé, entraîne de nouveaux enregistrements… C’est finalement le quatrième qui sera conservé. On y retrouve la même fluidité entre musiciens, agrémentée par un fantastique solo de Stéphane Kerecki qui semble passer le stress de ce problème technique sur le bois de sa contrebasse…

Durant la pause-café, les musiciens se succèdent dans la cabine pour réécouter la prise, notamment Bojan Z, manifestement très concerné par ce projet. Au jeu des affinités électives, il est finalement au centre de la rencontre : il joue depuis des années avec Malaby et a côtoyé Kerecki quand celui-ci a remplacé Moutin dans la formation de Michel Portal. Tout le monde se rassemble dans une ambiance studieuse pour enregistrer « Soon » ou Bojan est au Rhodes. Dans la cabine, Jean-Jacques Pussiau, qui nous a rejoints, observe le tout en silence.

Stéphane Kerecki donne en douceur des indications à l’orchestre, notamment à Malaby, qui va occuper une place importante dans ce morceau. Après un solo introductif au clavier, on retrouve le jeu du chat et de la souris entre les soufflants, souvent à l’unisson. Donarier tient dans ce quintet un rôle à part. Avec Thomas Grimmonprez, il fait parti du trio de base de Kerecki et cette complicité est visible. Il propose beaucoup, donne lui aussi des conseils, et incite notamment son collègue saxophoniste à se lâcher un peu plus. Malaby lui répond par un solo enflammé - de ceux qui font les bonnes prises !

Après un repas dans une brasserie voisine, pendant lequel il est question de Hongrie avec Matthieu Donarier, il faut rattraper le retard. « Lunatic » est au programme et Grimmonprez fait monter la pression rythmique, suivi par Malaby, plus rude et cogneur que le matin, comme si le passage du temps rendait le propos plus urgent et avivait la tension du morceau. La cinquième prise est la bonne : un parfait compromis entre celle où chacun a laissé libre cours à sa puissance et une autre plus atmosphérique.

Tony Malaby © Christian Taillemite

Il est temps d’enregistrer un magnifique morceau que Kerecki a déjà enregistré dans la même studio il y a quelques mois, lors de son duo avec le pianiste John Taylor : « La Source » prenait alors un ton très introspectif et profond qui prenait corps au milieu des cordes de l’Anglais. Ici, ce sont les saxophonistes, tous les deux au ténor, qui endossent cette part d’ombre ; ici encore ils sont souvent à l’unisson, malgré une évidente opposition de style qui se révèle très créative et, par-dessus tout, sert le lyrisme de ce morceau. Sous l’influence de Bojan Z, la musique se pare de couleurs balkaniques assez différentes de celles captées sur Patience

Entre les « Apples & Quincies » du matin et les saveurs de cette « Source », la journée est décidément tournée vers l’Est… Faut-il y voir la future direction de l’album tout entier ? Mystère ! Il est temps pour nous de laisser les musiciens boucler les morceaux restants. Dehors, la pénombre de l’hiver s’installe. Dans l’intimité du studio, la journée a filé sans qu’on s’en rende compte…

Il reste au quintet encore beaucoup à décanter sous l’œil attentif et bienveillant de Franck Jaffrès, notamment la partie invisible de la post-production. Mais l’énergie que nous avons sentie, comme la qualité des morceaux eux-même, nourrit d’ores et déjà une certitude : le prochain album de Stéphane Kerecki et de ses amis sera de ceux qui comptent. Il occupera à coup sur une place de choix sur les étagères des mélomanes curieux amateurs de jazz.