Entretien

Kirk Knuffke, explorer l’amitié

Rencontre avec le cornettiste américain, à l’occasion d’un trio avec Michael Bisio et Matthew Shipp.

Kirk Knuffke © Ken Weiss

Difficile, depuis de nombreuses années, de passer à côté du cornet de Kirk Knuffke. De sa collaboration avec James Brandon Lewis dans le formidable Jesup Wagon jusqu’à ses collaborations avec la fine fleur du jazz mondial, le musicien est partout, et avec une délicatesse rare. Dans sa discographie, quelques noms semblent incontournables de chaque côtés de l’Atlantique, comme les contrebassistes Michael Bisio et Thommy Andersson ; avec le premier, il fait paraître Gravity Without Airs, un trio avec Matthew Shipp, un des plus beaux disques de l’année. Avec le second, on le consacre chanteur. Comme on le découvre à l’occasion de cette interview qui s’imposait naturellement, Knuffke est un musicien sensible et affable pour qui l’amitié et la proximité sont un formidable moteur créatif. Rencontre avec un musicien au talent kaléidoscopique.

- Kirk, pouvez vous vous présenter en quelques mots ?

Je m’appelle Kirk Knuffke, je suis cornettiste, chanteur et compositeur. Je vis à Brooklyn, New York. J’ai grandi dans l’État du Colorado et j’ai quitté Denver pour New York en 2005.

Kirk Knuffke © Dago Ulloa

- Dans votre imposante discographie, on note un goût pour le duo, que ce soit avec Mike Pride, Jesse Stacken, Michael Bisio ou Whit Dickey. Qu’est-ce qui vous séduit dans cette forme ?

J’aime la forme du duo. J’ai également enregistré des disques avec Karl Berger, Ben Goldberg, Steve Swell et Harold DankoMichael Bisio et moi avons sorti un tout nouveau disque ce mois-ci sur le label lituanien No Business. J’ai aussi récemment enregistré en duo avec Matthew Shipp, Christof Knoche, Kenny Wollesen et John Medeski, qui sont en attente de sortie.

Jouer en duo est pour moi une voie d’exploration et d’étude très précieuse. Il y a aussi un côté amusant dans le fait d’appeler un ami et de lui dire « on se retrouve et on joue » et rien de plus. En tant que moyen d’étude, vous pouvez vraiment vous concentrer sur un instrument et une personnalité : dans une section rythmique de jazz traditionnelle composée d’un piano, d’une basse et d’une batterie, vous recevez tellement d’informations sur le plan rythmique, harmonique et temporel ! C’est bien évidemment une instrumentation que j’aime également. Cela peut être très instructif de traiter une chose à la fois, puis de les assembler dans toutes les combinaisons imaginables. Jouer en duo donne aussi beaucoup d’espace et de liberté pour les explorations. C’est un défi de taille car on est très exposé et on a moins d’espace pour travailler, il faut aussi avoir de l’endurance pour le faire au cornet.

Jouer en duo est pour moi une voie d’exploration et d’étude très précieuse

- Vous avez enregistré pour Tao Forms un album en trio cette fois, avec Michael Bisio et Matthew Shipp ; pouvez-vous nous parler de cette rencontre et de la genèse du disque ?

Michael et moi sommes des amis proches depuis de nombreuses années ; nous avons joué en duo, trio, quartet et quintet avec différentes combinaisons de personnes. Nous avons enregistré Accortet en quartet sur Relative Pitch records, comme le duo Row for William O , deux trios avec The Art Spirit et Requiem for a New York Slice. Nous avons joué en trio avec Whit Dickey et Tani Tabbal et travaillons beaucoup avec Joe McPhee dans différentes combinaisons. Michael a joué pendant des années avec Matthew Shipp dont j’ai toujours été un grand fan. C’était écrit que tous les trois nous fassions un groupe. Michael nous en a parlé à tous les deux. J’avais aussi eu l’idée auparavant, tout comme Whit Dickey, c’était écrit !

Kirk Knuffke © Dago Ulloa

- Michael Bisio est lui-même un familier de Shipp : considérez vous ce trio comme une sorte de famille artistique ? Vous avez enregistré avec Bisio un trio avec Fred Lonberg-Holm : quelles sont les différences d’approche ?

C’est clairement une famille et je suis très heureux d’en faire partie. Non seulement nous jouons de la musique ensemble, mais nous passons du temps ensemble, nous parlons au téléphone, nous sortons dîner, tout ce que font les bons amis et la famille.

J’ai énormément de chance d’avoir ces gars-là dans ma vie. Je ne dirais pas qu’il y a une approche différente avec Fred : par exemple, parfois dans ce trio nous jouons les compositions de Michael, ce qui modifie les choses par rapport à une approche d’improvisation entièrement libre, mais ses compositions sont également très ouvertes. Commencer à partir d’un endroit sans aucune idée préconçue, cela peut changer les choses. C’est pourquoi nous adoptons les deux approches : libre, et avec du matériel composé. 

L’image complète doit se trouver dans votre tête, que vous soyez seul ou dans un grand orchestre.

- On remarque que nombre de vos orchestres ne comportent pas de batterie. C’est un choix conscient ?

Certains en ont, d’autres pas : ce n’est pas un choix délibéré d’exclure un instrument. J’adore la batterie. Je travaille beaucoup avec Whit Dickey, Kenny Wollesen, Bill Goodwin, Matt Wilson, Allison Miller, Tani Tabbal, Chad Taylor et Jeff Davis, pour n’en citer que quelques-uns. Pour moi, la constitution d’un groupe est une question de sons et de personnalités, pas nécessairement de types d’instruments. Ce qui est génial avec la musique que je veux faire, c’est que rien n’est requis : il n’est pas nécessaire d’avoir un batteur, un bassiste ou un pianiste. Quand on est musicien, on ne devrait pas avoir besoin de quelque chose de spécifique, ou de s’appuyer sur quelque chose de spécifique, pour que ça marche. L’image complète doit se trouver dans votre tête, que vous soyez seul ou dans un grand orchestre.

Kirk Knuffke © Ken Weiss

- Chez Tao Forms, vous avez participé au Red Lily Quintet de James Brandon Lewis, quelle a été votre approche de la musique du saxophoniste ? Comment appréhendez-vous votre rôle de sideman ?

James est également un ami proche ; nous passons beaucoup de temps à étudier ensemble et à parler de musique. Il habite près de chez moi, à Brooklyn, et nous nous rencontrons souvent. Le Red Lily Quintet a également enregistré récemment un nouveau disque. La réaction à notre enregistrement Jesup Wagon a été très positive et c’est motivant. Nous avons été sacrés « disque de l’année » par le magazine Downbeat et d’autres publications [1]

Je travaille beaucoup en tant que sideman et j’aime ça. Je me donne pour objectif d’apprendre et de travailler toutes sortes de musiques. Je pense que si tant de gens me demandent de jouer leur musique, ça veut dire quelque chose. Cela signifie qu’ils me font confiance et me respectent, ce qui compte beaucoup pour moi. Je joue surtout la musique originale de mes hôtes, peu de standards : cela demande beaucoup d’étude et de préparation. 

- Il y a quelques années, vous avez enregistré Cherryco, un album en trio avec Jay Anderson et Adam Nussbaum. Quel est votre rapport à Don Cherry ? Plus globalement, quelles sont vos influences ?

Cet enregistrement a été classé numéro un par la National Public Radio aux États-Unis, ce qui a été une agréable surprise. On y jouait également la musique d’Ornette Coleman, que je connaissais bien personnellement. Mais je n’ai jamais pu rencontrer Don Cherry. Il est décédé alors que j’avais 15 ans et que je vivais encore dans le Colorado. Mais je ressens un lien fort avec Don : j’ai beaucoup travaillé avec des gens avec qui il a travaillé, comme Karl Berger, Mark Helias et d’autres, et je leur ai posé beaucoup de questions sur lui, personnellement et musicalement.

Karl s’est montré généreux en partageant avec moi la musique qu’il a apprise de Don. J’ai toujours été attiré par sa grande polyvalence et sa liberté, l’audace dont il faisait preuve en incorporant à sa musique toutes les influences qu’il aimait . 

J’ai de nombreuses influences, et pas seulement des cornettistes ou des trompettistes. Il y en a trop pour les citer toutes, mais pour commencer, je dirais Henry Red Allen, Rex Stewart, Cootie Williams, Louis Armstrong, Ron Miles, Bobby Bradford, Olu Dara, Butch Morris, Chet Baker, Ornette Coleman, Steve Lacy, Roswell Rudd et Ray Anderson. Ce ne sont que quelques soufflants, je pourrais continuer encore et encore !

Kirk Knuffke © Laurent Poiget

- Depuis quelques temps, on vous découvre participant à la scène scandinave, avec Per Møllehøj ou Josefine Cronholm. Comment appréhendez-vous cette scène ?

Oui, également avec Pierre Dørge, et souvent avec le bassiste Thommy Andersson, qui est sur ces disques avec Per et Josefine. Tout a débuté par des enregistrements sur Steeplechase Records à Copenhague, puis la rencontre avec Pierre et Thommy à la session d’enregistrement Blui de Pierre : nous sommes immédiatement devenus très amis. J’ai poursuivi en enregistrant deux autres disques avec Pierre, un sextet, et j’ai fait une tournée et un enregistrement avec le New Jungle Orchestra intitulé Ubizaa

Thommy et moi sommes très proches ; nous allons faire une tournée en Espagne et au Danemark en novembre et nous avons déjà des tournées prévues en mars et avril 2023. La Scandinavie a une forte densité de grands musiciens par habitant et un public qui sait les apprécier. J’adore y aller : cela m’arrive au moins 2 ou 3 fois par an, parfois deux fois par mois ! J’ai la chance d’y avoir trouvé de nombreux amis merveilleux. J’adore cette scène.

J’essaie de faire en sorte que le cornet sonne aussi chantant que possible

- Dans ces albums nordiques, et notamment le S’Wonderful de Per Møllehøj, on découvre que vous chantez particulièrement bien. C’est une seconde carrière ?

J’adore chanter, je le fais tout le temps lors de mes concerts mais pas encore beaucoup sur disque. Il n’y a pas très longtemps que je chante en public, mais j’ai toujours chanté constamment dans mes répétitions. Ma femme Madeleine m’a soutenu en me disant « Ça sonne bien, pourquoi tu ne le fais pas plus ? » 

Pour bien jouer du cornet, il faut avoir le sens de la hauteur et du contrôle comme un bon chanteur : ce n’est pas un hasard si un cuivre chante car les deux choses sont très liées, il faut le même niveau de pré-écoute. J’essaie de faire en sorte que le cornet sonne aussi chantant que possible et je pense que c’est l’objectif de nombreux instrumentistes. Chanter est aussi un plaisir.

Kirk Knuffke © Laurent Poiget

- Quels sont vos futurs projets ?

Beaucoup de choses sont en préparation : les duos que j’ai mentionnés, ainsi qu’un nouvel enregistrement en trio avec Bill Goodwin et Stomu Takeishi. Je vais bientôt sortir un quartet avec Karl Berger, Matt Wilson et Jay Anderson intitulé Heart is a Melody sur Stunt records. J’ai fait un enregistrement en quartet/quintet avec Joe McPhee, Christoph Knocke, Michael Bisio et Jay Rosen qui sera sur FSR Records l’année prochaine. 

Mes prochaines tournées seront avec Thommy Andersson, James Brandon Lewis, Cécile McLorin Salvant, Matt Wilson et d’autres. J’ai des concerts à venir pour le trio avec Matthew et Michael ainsi que d’autres formations : beaucoup de choses à attendre avec impatience.