
L’infatigable Byard Lancaster
Des albums historiques de Byard Lancaster sortent de l’oubli grâce à Souffle Continu.
L’intégrité artistique qu’a eu Byard Lancaster reste un exemple pour tous les musicien·nes de la planète. La musique n’avait pas de frontières à ses yeux et son parcours musical est jalonné d’expériences qui l’ont fait passer aisément du jazz au rhythm and blues avec une prédilection pour les rythmes caribéens. Né le 6 août 1942 à Philadelphie, il a rapidement migré à New-York avec Dave Burrell et a joué avec l’avant-garde (Sonny Sharrock, Elvin Jones, Ted Daniel, Archie Shepp). C’est à Paris qu’il s’installe en 1969 en compagnie de Sunny Murray avec qui il enregistre An Even Break (Never Give A Sucker) pour Byg Records, juste après avoir participé en octobre au festival d’Amougies où la pop musique naissante rencontra le jazz libertaire.
Enregistré le 24 novembre 1973 sur le label de Jeff Gilson, Palm Records et dédié à son épouse Maureen Lancaster, Us révèle un trio dynamique mené par Byard Lancaster. Le jeune bassiste malgache Sylvin Marc déborde d’une énergie communicative et fait s’envoler le batteur Steve Mc Call dont le morceau « Mc Call All » témoigne de son jeu inventif. Ce sont bien ces rythmes entrecroisés qui font de cet album une pépite à redécouvrir, point de free jazz déstructuré mais au contraire une somme de musicalité que Byard Lancaster propage avec son saxophone alto.
La propension à élever le dialogue musical qui s’installe progressivement passe par des incantations qui ne sont pas sans rappeler les dernières recherches entreprises par John Coltrane. L’expérimentation n’empêche pas la tendresse de se répandre, « Flore » devient l’expression de sentiments profonds avec la flûte virevoltante du leader. L’envolée soliste au ténor d’une grande homogénéité dans « John III » et le groove contagieux d’« Us » font de cet album une belle réussite.
C’est le 8 mars 1974 que Mother Africa est enregistré au studio du Foyer de la rue Montorgueil. Le trio a fait long feu et c’est un quintet qui va mettre le feu aux poudres. Byard Lancaster a délaissé le ténor et la flûte et c’est l’alto qui se confronte à la trompette de Clint Jackson III. Si une sorte de réinterprétation personnelle de l’œuvre coltranienne parcourait Us, c’est au tour d’Ornette Coleman d’être mis à l’honneur. Sur « We The Blessed » écrit par le trompettiste, les envolées spectaculaires des cuivres introduisent des dissonances vigoureuses alors qu’en arrière plan les polyrythmies de Jonathan Dickinson à la batterie et de Keno Speller aux percussions font merveille.
Le point d’ancrage de cette musique ardente se matérialise avec les subtilités diffusées tout du long par Jean-François Catoire. Ce musicien qui s’était illustré dans le trio de Mal Waldron avec Christian Vander quelques années auparavant fait chanter sa contrebasse dans la composition de Jeff Gilson « Mother Africa (In 3 Parts) », n’hésitant pas à agrémenter la deuxième partie de cette suite par une intervention solennelle à l’archet. Mother Africa fait la part belle aux mélodies étirées et à des improvisations lyriques.
« Exactement » est enregistré en deux parties, l’une le 1er février 1974, juste avant Mother Africa et la seconde le 18 mai 1974. Ce disque est passé à la postérité par la photographie qui orne sa pochette où deux parisiens d’adoption, Byard Lancaster et Keno Speller, déambulent dans une rue pluvieuse de la capitale. Le mauvais temps ne s’est pas invité dans les huit morceaux de cet album puisque ce sont l’inventivité et l’allégresse qui ressurgissent. La panoplie de saxophones ainsi que la clarinette basse et le piano défilent sous les doigts habiles de Byard Lancaster alors que Keno Speller, déjà présent dans Mother Africa, fait résonner ses percussions avec vigueur dans deux compositions.
Les harmonies colportées par le piano dans « Sweet Evil Miss Kisianga » font écho à l’univers d’Alice Coltrane. La finesse d’exécution du jeu pianistique de Lancater installe un climat envoutant que l’on retrouve ensuite dans les arabesques de la flûte qui tournoient dans « Virginia ». L’orient est sublimé avec détermination par l’alto dans « C. Marianne Alicia » et dans « Dr. Oliver W. Lancaster » enrichit par les sons électroniques de l’octavoice. Tout à la fois sombre et éclatante, la clarinette basse magnifie « Palm Sunday » et la rencontre avec Keno Speller prend corps dans les pièces saisissantes que sont « Prima - Mr. A. A. » et « Keno - Exactement ». Cet album généreux a révélé Lancaster comme un poly-instrumentiste d’exception.
C’est en 1979 que la musique prend une autre tournure avec la sortie de Funny Funky Rib Crib composé de plusieurs plages enregistrées en 1974 et avec de nombreux intervenants qui installent un climat hérité du funk et de la soul. Clint Jackson III à la trompette, François Tusques au piano électrique, François Nyombo aux guitares, Joseph Traindl au trombone, Eric Denfert aux saxophones alto et baryton, Sylvin Marc et Ange « Zizi » Japhet du groupe Malagasy aux Fender basses, Del Rabenja au piano et au saxophone ténor ainsi que Frank Raholison et Steve Mc Call aux batteries entourent un Byard Lancaster régénéré. « Rib Crib I » et sa suite « Rib Crib II » rendent hommage à tout un pan de la musique afro-américaine, la section de cuivres se calque sur les orchestrations de James Brown ou de la Motown. Un intermède survient avec le chant qui s’épanche dans « Loving Kindness », la guitare inspirée par le flamenco fusionne avec la flûte, anticipant le retour des festivités dansantes distillées par « Dogtown ».
Byard Lancaster s’investira par la suite dans de nombreuses formations musicales, il croisera les routes de Sun Ra, de McCoy Tyner, affirmant ainsi son profond amour de la musique de John Coltrane. Il enregistrera avec Ronald Shannon Jackson le superbe album Nasty en 1981. Après avoir enseigné de 1983 à 1986 en Jamaïque, il reviendra dans sa ville natale de Philadelphie et il décèdera le 23 août 2012 à Wyndmoor en Pennsylvanie. Souffle Continu Records se doit d’être remercié pour avoir perpétué la mémoire de cet immense saxophoniste. Ces quatre albums ne peuvent qu’enchanter les jeunes générations.