Scènes

La brûlure harmolodique de Broken Shadows

Nancy Jazz Pulsations 2021 # Chapitre VIII – Jeudi 13 octobre, Théâtre de la Manufacture : Groupe EPO & Rishab Prasanna « Le Grand Voyage » – Broken Shadows.


Broken Shadows © Jacky Joannès

NJP a frappé un grand coup en invitant un quartet de feu célébrant la musique d’Ornette Coleman et son « harmolodie ». Juste avant, les Lorrains du trio EPO étaient en route pour leur Grand Voyage, aidés en cela par le flûtiste indien Rishab Prasanna.

Décidément, on aime le brassage des cultures du côté de Nancy. Après le quartet Shootin’ Chestnuts venu frotter son jazz électrique à la musique Gnawa, voici que les trois d’EPO (comprenez Eclectik Percussions Orchestra), emmenés par le percussionniste Guy Constant, ont décidé de filer tout là-haut, dans un Grand Voyage qui serait celui de l’âme partie rejoindre son état « supracosmique » (sic). On n’est même pas obligé de croire à l’histoire de cette traversée de l’esprit et à toutes ses turbulences avant de parvenir à la paix, pour se régaler de la nouvelle formule d’un groupe – dont on avait aimé les Traces de Vie en septet avec l’appui d’Oliver Lake – passé aujourd’hui à la forme d’un quartet dans lequel est en action le flûtiste indien Rishab Prasanna. Parce que le périple musical vaut pour lui-même et parce qu’il est beau, tout simplement. Le patron – grand sourire aux lèvres – est aux commandes de ses percussions, enrichies par celles d’Yragaël Unfer. Tous deux vont au charbon rythmique pour alimenter la machine et la propulser avec détermination sur son chemin de lumière. Sur le devant de la scène, aux côtés de l’invité tout habillé de bleu, on retrouve Nicolas Gégout armé d’une batterie de saxophones (soprano, alto, ténor) et d’une clarinette basse. C’est une heure qui va passer très vite, le climat est à la fois serein et méditatif, la flûte est une invitation aérienne, lointaine et proche à la fois. On rêve, on s’évade… Il faut souligner dans ce Voyage les interventions, denses et profondes, de Nicolas Gégout. Il y a chez lui un évident sens de la dramaturgie, ses prises de parole aboutissant à une forme d’exaltation, reflet sans doute de l’idée d’une quête spirituelle qui est celle de tout le groupe. De même qu’il est écrit parfois dans les guides touristiques au sujet d’une destination : « Vaut le détour », on est tenté de recommander chaudement le circuit céleste auquel vous invite EPO. Il y a de fortes chances que vous en reveniez conquis et heureux.

EPO & Rishab Prasanna © Jacky Joannès

Attention, grande claque ! Les quatre américains de Broken Shadows : Tim Berne (saxophone alto), Chris Speed (saxophone ténor), Reid Anderson (contrebasse) et Dave King (batterie), ne sont pas venus pour faire de la figuration, le temps d’un rapide passage du côté de la Lorraine, contrat en mains. Parce qu’avec eux, c’est la brûlure du jazz vivant qui vous éclate à la figure. Le quartet célèbre, avec une autorité qui impressionne, la musique d’Ornette Coleman que le saxophoniste avait définie comme « harmolodie », cette union sacrée de l’harmonie et de la mélodie. Au programme, des compositions de ce dernier pour l’essentiel (dont celle qui a donné son nom au groupe), auxquelles s’ajoutent plusieurs thèmes écrits par des compagnons de route (Charlie Haden, Dewey Redman) ou par l’un de ses héritiers de l’avant-garde, Julius Temphill, saxophoniste qui donna en son temps, celui des années 70, des cours à… Tim Berne ! La boucle est bouclée.

Reid Anderson, Chris Speed, Dave King, Tim Berne © Jacky Joannès

Que dire qui puisse faire comprendre qu’on est là au cœur du tourbillon magique qui fait qu’on aime le jazz plus que tout le reste lorsqu’il est « mis en vie » avec une telle force de conviction ? C’est une leçon magistrale qui est offerte au public du Théâtre de la Manufacture. La rythmique – par ailleurs celle du trio The Bad Plus – est en fusion, presque télépathique, comme un petit tsunami heureux. Les deux soufflants, qui se côtoient depuis trente ans, n’ont même pas besoin de se regarder pour entrelacer leurs jeux et engager des conversations passionnées. C’est une joie profonde que de vivre leur complémentarité – l’approche féline et feutrée de Chris Speed, le son droit et impétueux de Tim Berne – lorsqu’ils chantent (parce que les compositions d’Ornette Coleman sont autant de chansons, rampes de lancement d’improvisations fougueuses) cette musique en son temps si décriée et dont on comprend aujourd’hui plus que jamais la force d’évocation. Essentiel, on vous dit ! Il est par ailleurs étonnant de constater à quel point la forme traditionnelle de ce jazz habité (on expose, on improvise, on se retrouve comme par miracle) va de pair avec le mystère de l’inattendu, celui du risque pris par les musiciens à chacune de leurs interventions aux couleurs free. Broken Shadows vous secoue là où cela fait beaucoup de bien. Sa musique est celle du réveil et des poings levés face aux tentations « mainstream » qui traversent bien trop souvent le monde de la musique en nos temps dévitaminés par les édulcorants « autotunés ».

On a tous besoin de cet appel vibrant, aujourd’hui plus que jamais. Que l’harmolodie vive encore très longtemps !