Chronique

Margaux Oswald

Dysphotic Zone / Signals

Margaux Oswald (p, piano préparé), Kasper Tranberg (tp, cornet, flugelhorn)

Label / Distribution : Clean Feed

Cet automne, Margaux Oswald signe coup sur coup deux très beaux albums.

Lorsqu’au printemps, nous avions consacré un portrait à la jeune pianiste suisse, nous concluions notre papier par cette phrase : « Avec autant de projets sur le feu, nul doute que l’année 2022 sera pour Margaux Oswald l’année de la consécration. On en salive d’avance. » Eh bien six mois plus tard nous y sommes : les deux albums qu’elle vient de sortir marquent les esprits. Plonger donc à votre tour, à corps perdu dans l’univers de Margaux Oswald, vous en reviendrez bouleversé.

Dysphotic Zone est donc le premier album de Margaux Oswald sous son nom. Ce n’est pas rien, un premier album, surtout quand il est en solo et qu’il sort chez Clean Feed, label référence des musiques improvisées. L’album est la captation d’un concert qu’a donné la pianiste au Monopiano festival de Stockholm il y a tout juste un an. Une longue improvisation de presque une demi-heure et un court rappel aux noms évocateurs (-237m, -951m). Le titre de l’album, la zone dysphotique en français, est un terme utilisé en océanographie ; il qualifie la zone des profondeurs océaniques dans laquelle règne la pénombre, généralement en-dessous de cent mètres. On l’appelle également la couche crépusculaire. Dans cette zone, la vie est un combat de tous les instants. Et ce n’est pas un hasard si la pianiste fait référence à ce concept scientifique, car sa musique entre en résonance avec cette notion de profondeur. Elle semble jaillir du tréfonds de son âme. Lourde, dense, puissante. Oswald y privilégie les graves, martèle les touches avec appétit, plaque des accords sourds, interroge les résonances. Elle ausculte les abysses de son piano, instrument-monde, protubérant, hors norme avec lequel elle fait corps, soudain transformée en scaphandrier, s’enfonçant dans les eaux troubles jusqu’aux entrailles de la Terre. Elle livre une performance habitée, nimbée de mystère, où elle ménage avec beaucoup de soin une tension ainsi qu’une certaine dramaturgie qui emmène l’auditeur dans son univers singulier. On ressort de ce voyage à bout de souffle, épuisé mais heureux.

Signals (Ilk Music) est un album enregistré en duo avec le trompettiste danois Kasper Tranberg (que nous avions entendu il y a quelques années avec le guitariste Marc Ducret), de vingt ans son aîné. Ils se sont rencontrés en 2019 et ont commencé à jouer ensemble en 2020 au Copenhagen Jazz Festival. Après deux ans de concerts, ils enregistrent enfin un album en commun dans lequel leur grande complicité saute aux oreilles. Intimité d’âme. Les deux musiciens s’écoutent et se répondent dans une exubérante promiscuité. Leurs univers s’entrechoquent. Le son chaud, droit et acéré de Tranberg tranche le piano épais, volubile et tendu d’Oswald. Ces deux-là jouent leur partition imaginaire dans de grands éclats mordorés, nous emportant avec eux dans leurs sarabandes miniatures. On retrouve le goût prononcé de la pianiste pour les sonorités graves, qu’elle entremêle d’habiles volutes aiguisées, notamment au piano préparé. Quant à Tranberg, il irradie. Trompette, cornet ou bugle, son souffle lyrique et habité nous émeut. Lumineux.