Chronique

Ran Blake

That Certain Feeling (George Gershwin Songbook)

Ran Blake (p), Ricky Ford (ts), Steve Lacy (ss)

Label / Distribution : Hat Hut

A voir la discographie (œuvres instrumentales, opéras, comédies musicales, musiques de films et chansons) et le nombre de biographies et ouvrages [1] sur l’œuvre de Gershwin, on comprend pourquoi Arnold Schoenberg écrivit : « Il fut indiscutablement un novateur. Ce qu’il sut tirer du rythme, de l’harmonie et de la mélodie n’est pas une pure question de style : c’est quelque chose qui diffère essentiellement du maniérisme cher à plus d’un compositeur sérieux »… et c’est sans doute pourquoi il a été (est encore) interprété par tant de musiciens de jazz qui ont emprunté principalement ses « chansons » et les ont adaptées à leur propre univers. Les exemples sont innombrables. Ran Blake (né en 1935) connu pour son enseignement et son implication dans le « Troisième Courant » et surtout pour son inoubliable association avec la vocaliste Jeanne Lee (1939-2000) et leur disque The Newest Sound Around (1962), consacre à son tour, en 1990, cet enregistrement à quelques titres qui ont contribué à la renommée mondiale de ce pianiste et compositeur.

Alors que Maurice Ravel exigeait qu’on ne l’interprète pas, mais seulement qu’on le joue suivant la partition [2], les « songs » de George Gershwin ont toujours fait l’objet de relectures, soit révérencieuses, soit résolument iconoclastes de la part des jazzmen… mis à part Ran Blake. Avec cette façon unique ou presque (car pas très éloignée de celle de Monk) d’appuyer, d’accentuer chaque note qu’il fait résonner, il explore, accapare, détourne, contourne, absorbe, incorpore, bouscule, biaise, affleure et effleure, convie et dévie, erre, ingurgite et régurgite, violente, malmène, manipule, évince, leurre, tripote, disserte, cajole, câline, magnifie tout à la fois la mélodie… afin de restituer à sa manière, avec ses harmonies insolites, l’espace de ses silences entre les notes, ses digressions et ses divagations, le thème gershwinien ; pour tout dire et résumer d’un mot : il le « customise »… et on ne peut que s’en réjouir et l’admirer.

Avec ses deux souffleurs, Ricky Ford et Steve Lacy, il redevient un accompagnateur aussi insolite que l’était le Prophète, dont il est indéniablement un lointain disciple. On peut prétendre, sans se tromper, que l’auteur de « But Not For Me » aurait aimé. Nous, on aime follement.

par Jacques Chesnel // Publié le 14 février 2011
P.-S. :

(réédition)

[1Notamment celui du regretté Alain Lacombe, George Gershwin, une chronique de Broadway (malheureusement épuisé).

[2voir et écouter à ce sujet la prestation étonnante de Leonard Bernstein sur le Concerto en sol.