Chronique

Marion Rampal & Pierre-François Blanchard

Le Secret

Marion Rampal (voc), Pierre-François Blanchard (p) + Archie Shepp (ts, voc), Raúl Barboza (acc)

Label / Distribution : Musicovations

C’est Sully Prudhomme et un orgue Hammond qui percent le Secret. L’atmosphère est douce, pleine de velours, un peu nébuleuse. C’est Pierre-François Blanchard qui joue du Gabriel Fauré, qui aimait tant ces atmosphères, et c’est Marion Rampal [1] qui dit le poème davantage qu’elle ne le chante ; l’équilibre est subtil, comme un fil, la voix flûte tout autant qu’elle rocaille et nous transporte dans une sorte d’entre-deux, comme les rêves au bord du sommeil. C’est le biotope de cet album pensé à deux, où la Lune est aussi importante que les ambiances solaires du « Blues de la Prison », où l’on retrouve Archie Shepp et une Rampal dont la voix est une détonation d’une jubilation rare. Le spectre va de Joseph Jones collecté par Alan Lomax à Agnès Varda (remarquable reprise de « Sans Toi » de Cléo de 5 à 7 où la main gauche de Blanchard coule comme des gouttes de pluie sur une vitre un soir d’automne). Mélange des genres, diront sans doute certains. Portrait fidèle d’un lieu musical, serait tellement plus juste…

Un univers où les femmes sont au centre, comme dans Main Blue ou My Own Virago, où l’on entendrait des réminiscences de Colette Magny récitant du Verlaine dans « La Mer est plus belle » avant que plus loin, une chanson d’une Brigitte Fontaine gouailleuse nous transporte ailleurs (« Je suis décadente »). Au milieu de ça, les claviers de Blanchard ornementent le rêve éveillé, où l’on croise Joséphine Baker et de délicieuses envolées chambristes. Il y a quelque chose de l’effet d’un aimant entre la chanteuse et le pianiste : si les pôles s’accordent, il y a une fusion totale, et c’est « La Chanson bien douce » qui emplit l’atmosphère, avec les petites sinuosités mélodiques d’Ernest Chausson. Retournez-les, et c’est un champ de force qui se crée, malgré une attirance évidente. C’est ce mouvement, cette liberté que l’on entend dans « Auf dem Wasser zu Singen », lied de Schubert trempé dans une rythmique qui rappelle Bye Bye Berlin, belle aventure que Marion Rampal et son vieil ami Raphaël Imbert avait menée avec le quatuor Manfred.

C’est tout à la fin que se perce Le Secret, qui nous aura tenu tout ce temps en haleine. « Les Ronds dans l’Eau » est comme une chanson-totem, qui évoque autant la douceur environnante que la dimension cinématographique omniprésente. L’image est forte : les ronds dans l’eau portent une onde qui s’agrandit à mesure qu’elle s’amenuise. Il s’agit surtout d’une chanson de Pierre Barouh, dont l’ombre plane au-dessus de l’album. Rien n’est caché, le disque lui est même dédié, et quelques indices étaient parsemés : 13 chansons décadentes et fantasmagoriques de Brigitte Fontaine est bien un disque paru chez Saravah, label mythique qui a jeté les bases esthétiques de ce bien bel album. Le Secret fait partie des disques que l’on a du mal à quitter. Ce n’est pas seulement parce qu’il y a le plaisir d’entendre Shepp déclamer du Verlaine (Le ciel est par-dessus le toit/Si bleu, si calme) et de constater que Marion Rampal est décidément l’une des voix les plus fascinantes du moment. Mais de tout cela, de The Appalachians à Main Blue, il n’y avait nul secret.