Entretien

Séverine Morfin

Une alto qui conserve sa part de mystère et de contraste

Séverine Morfin © Fabrice Journo

C’est un nom qu’on ne peut plus prétendre ignorer. Présente depuis des années sur de nombreux projets, Séverine Morfin est l’une des figures des musiciens improvisateurs français de sa génération. Même si on l’avait entendue avec Médéric Collignon, c’est dans le Tentet de Joëlle Léandre qu’elle a définitivement charmé nos oreilles avec un alto qui conserve sa part de mystère et de contraste. De Three Days of Forest, lauréat Jazz Migration 2019 à ce Mad Maples qu’elle créera le 20 juin à la Dynamo de Banlieues Bleues, Séverine Morfin se révèle comme grande amatrice de poésie, concernée par la vie du Monde et son devenir. Rencontre avec une musicienne volontaire et d’une grande clarté.

- Séverine Morfin, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis altiste, improvisatrice, compositrice.
J’ai étudié la musique dite classique : j’ai été formée à l’école russe. Cela m’a amenée à beaucoup travailler le son, ma “pâte sonore” comme on dit. J’ai aussi appris le piano, mais n’ayant pas de professeur, je passais mon temps à improviser !
Rapidement, j’ai cherché comment sortir, comment explorer et repousser les limites avec la musique contemporaine et l’improvisation.
Adolescente, mes premières rencontres avec le jazz, je les dois à Boris Vian et John Zorn.

Séverine Morfin © Fabrice Journo

Aujourd’hui, j’ai la chance d’être sidewoman pour de nombreux musiciens et musiciennes. Depuis quelques années, je porte aussi mes propres projets de création, très souvent transdisciplinaires et qui sont l’occasion d’expérimenter le réel.
C’est cet état d’esprit qui m’a amenée chez Patrick Charton, luthier en perpétuelle recherche. Nous avons beaucoup échangé avant qu’il ne crée l’alto sur lequel je joue aujourd’hui, un alto qui me ressemble, expérimental !
J’ai récemment eu l’opportunité d’être artiste résidente à l’Atelier du Plateau (Paris 19), à la Dynamo (Pantin) et lauréate de la fondation Royaumont et de Jazz Migration. Cela m’a beaucoup portée.

- Avec Frantz Loriot, Guillaume Roy et Ernesto Rodrigues, vous êtes une des rares altistes qui évoluent dans la musique improvisée et le jazz. Comment avez-vous choisi cet instrument ?

Il y a aussi Mat Maneri…et il y avait John Cale et le Velvet !
Ma voix a la même tessiture que mon instrument. Enfant, j’avais une voix grave et ma mère a pensé que cela me conviendrait mieux que le violon, elle avait raison. Lorsqu’on est altiste, on apprend à jouer au milieu de l’orchestre, au cœur de l’harmonie et du son : cela façonne l’écoute. Ce que l’on travaille en premier c’est le son, et pour cela j’ai eu d’excellents professeurs. Plus tard, j’ai découvert le potentiel de cet instrument et ses extended techniques à travers le répertoire du XXème siècle. Comme tous les altistes, j’ai joué Ligeti, Hindemith, Rebecca Clarke, Martinu, Walton… Mon rapport à la musique est nourri de ce langage contemporain, et ma pratique des musiques improvisées s’inscrit dans cette continuité.

J’apprécie beaucoup de me mettre au service de l’écriture de quelqu’un d’autre

- On a le sentiment que davantage d’orchestres et de projets jazz incluent des altos. Comment ressentez-vous cette évolution ? Quels sont vos modèles ?

Peut-être que l’image de cette famille d’instruments a évolué dans le jazz et que la plus grande porosité entre les genres musicaux a fait le reste. Pour ma part, j’ai eu la chance de participer à de nombreux projets en grand ensemble : le New Large Ensemble de Carine Bonnefoy, le Roi Frippé de Médéric Collignon, l’Orchestre Danzas de Jean-Marie Machado, le Tentet de Joëlle Léandre, le Sacre du Tympan de Fred Pallem… et j’aurai bientôt l’occasion de jouer avec l’ONJ en novembre prochain à Radio France. Finalement, je n’ai jamais cessé de jouer dans l’orchestre !

Les artistes qui m’inspirent sont nombreux. Chez les cordes, Mark Feldman surtout, mais aussi des musiciens comme Thelonious Monk, John Zorn, Marc Ribot, Bill Frisell. Sinon, je suis fan des Doors, de Kate Tempest et de Sonic Youth !

Séverine Morfin, Florian Satche © Michel Laborde

- Ainsi, on vous a vu avec Jean-Marie Machado au sein de Danzas pour Pictures for Orchestra, et l’ Amour Sorcier avec danseurs, qui compte deux altistes. Comment s’est faite la rencontre avec le pianiste ? Comment appréhendez-vous sa musique ?

J’ai rencontré Jean-Marie Machado au conservatoire à Paris : Jean-Charles Richard m’avait proposé de venir jouer son programme Impressions, une très belle aventure. Je me souviens qu’il m’avait dit qu’il aimait beaucoup le timbre de l’alto. Il est venu m’écouter plusieurs années plus tard en concert avec Andy Emler et m’a proposé de rejoindre Danzas. Jean-Marie a un talent d’orchestrateur rare, qui lui permet de sublimer les timbres de chaque instrument. Jouer avec tous ces magnifiques musiciennes et musiciens de Danzas est un grand plaisir (il faudrait parler de chacun d’entre eux !!).

J’apprécie beaucoup de me mettre au service de l’écriture de quelqu’un d’autre, et avec Jean-Marie c’est très facile, car il y a dans sa démarche beaucoup de respect et de générosité.

- On vous a entendue également avec Fred Pallem ou dans le Le Roi Frippé de Médéric Collignon, où beaucoup vous ont découverte. Outre que la palette est large, est-ce plus simple pour une altiste de s’exprimer dans le grand format ? Est-ce que ce serait une aventure qui pourrait vous tenter en tant que leadeuse ?

La palette est large et ce n’est pas pour me déplaire ! Sur ces deux projets, ce qui est passionnant c’est “faire section”, comme avec les cuivres. C’est encore une autre place, un autre rôle à jouer, c’est très excitant, être dans les dynamiques, l’énergie, j’adore !
Leader d’un grand format ? pourquoi pas : j’ai prévu de continuer à explorer de nouvelles formes ; un jour cela pourrait me tenter.

Séverine Morfin © Franck Bigotte

- Vous faites partie également du groupe Three Days of Forest avec Angela Flahault et Florian Satche, qui est lauréat Jazz Migration pour cette année. Pouvez-vous nous en parler ? Que vous apporte l’AJC ?

J’ai créé ce trio avec Angela Flahaut et Florian Satche, deux personnalités fortes et talentueuses. Nous mettons en musique des poèmes de Rita Dove et Gwendolyn Brooks, deux autrices majeures trop peu connues en France. L’instrumentation est risquée, ici l’alto passe de la basse à la rythmique, et de l’harmonie au chant. Nous nous sommes lancés dans un travail de composition collective passionnant, en mode laboratoire, qui a donné naissance à ces « free songs ». On y retrouve le free jazz, les chansons, et l’exploration du son rock et électronique. Grâce à l’AJC nous faisons une très belle tournée en France et en Europe cette année, c’est une grande chance de pouvoir partir à la rencontre de tous ces publics.

- Dans ce projet comme dans votre solo Chorème, on a le sentiment d’un rapport physique, voire organique à votre instrument. Est-ce ce qui vous attache et vous rapproche de Joëlle Léandre ?

Le son c’est du corps : comment on respire, comment on s’ancre dans le sol, comment on se connecte à soi. Cela a été un long chemin, mais j’ai un lien maintenant très direct au son que je produis, cela ne passe plus par l’intellect. J’ai repensé ma manière de me déplacer sur mon instrument et déconstruit le rôle qui lui était attribué. Il n’y a plus de hiérarchie, ni de jugement. Je me sens plus libre. De ce point vue, Joëlle est très inspirante en effet.

Être femme et artiste est une condition qui ne se laisse pas oublier, mais c’est un sujet qui mérite un développement en soi.

- Lors de notre numéro spécial sur le tentet de Joëlle Léandre, vous nous disiez apprécier son approche politique. On vous a vue dans Rise Up autour des femmes de la Beat Generation ou avec Violaine Schwartz. Cet engagement est-il crucial dans votre parcours artistique ?

A l’origine d’un projet, il y a toujours une connexion entre ce qui me préoccupe et ma démarche créatrice. Ma conscience du politique, du féminisme et de l’écologie, tout cela est latent, sous-jacent. Il me semble impossible de cloisonner. Mais l’engagement peut se manifester de multiples façons et n’est pas nécessairement explicite. Pour le dire autrement, je préfère souvent le poétique au politique ! Nous revenons à la liberté, celle de choisir notre manière d’être au monde. Être femme et artiste est une condition qui ne se laisse pas oublier, mais c’est un sujet qui mérite un développement en soi. Difficile aussi de ne pas voir que la création est en danger aujourd’hui, et qu’on se dirige vers une uniformisation du paysage sonore, (voir ce qui se passe à Radio France par exemple).

Toujours, se pose la question du rapport au réel, de la place de l’artiste, celle qui est assignée ou que l’on choisit de prendre.

- Le 20 juin à la Dynamo, vous créez un nouveau Spectacle, Mad Maple, avec Élodie Pasquier et Aline Pénitot. Pouvez-vous nous en parler ?

Je suis complètement atterrée par la disparition du monde vivant qui est en cours. J’avais besoin de faire se rencontrer sur scène l’humain, la nature et les machines, travailler, malaxer cette représentation de nos paysages sonores. Mad Maple, l’érable qui devient fou, rassemble Élodie Pasquier, Aline Pénitot et Céline Grangey.
Élodie Pasquier est une clarinettiste et compositrice hors pair, elle joue aussi du monotron, ce qui amène une touche électronique assez géniale et surprenante. Aline Pénitot est compositrice et navigatrice, elle vient ici avec ses sons de tempête et de glace. Sur scène elle est avec ses machines et Céline Grangey est à la spatialisation sonore. Je les ai embarquées dans un processus de création qui passe par l’expérimentation, où la mise en danger est nécessaire.

Angela Flahaut, Séverine Morfin © Yann Bagot

- Comment s’est passée la rencontre avec Aline Pénitot ?

Nous étions toutes les deux compositrices lauréates de la Fondation Royaumont l’année dernière : nous avons eu le temps d’avoir de longues discussions, politiques et climatiques.
J’ai écouté son documentaire pour France Culture Loin de Damas à propos de la guerre en Syrie, cela m’a bouleversée. Aline est une femme de radio, elle porte avec elle tout un monde, l’occasion pour moi d’explorer de nouvelles pistes.

- Outre ceci, quels sont les projets de Séverine Morfin ?

A venir il y a notamment un album avec Three Days of Forest, un projet avec Sophie Bernado et Tatiana Paris, une création avec la chorégraphe Joana Schweizer, une collaboration avec Julie Campiche

Et pour finir, j’aimerais vraiment pouvoir remercier Laetitia Zaepffel de la Zède, Mathieu Malgrange de l’Atelier du Plateau, Jacques-Henri Béchieau de Vague de Jazz et Céline Grangey. Sans eux, rien de tout cela ne serait possible.