Scènes

What’s Happening in Tampere

Compte rendu des deux premiers jours de l’édition 2019 du festival finlandais Tampere Jazz Happening.


Joëlle Léandre Tentet © Maarit Kytöharju

Le Tampere Jazz Happening (TJH) est un grand festival du Nord de l’Europe, lieu de rencontre de nombreux mélomanes et doté d’une programmation très équilibrée entre des musiciens émergents et des têtes d’affiche. Retour sur l’édition 2019.

Quand on débarque à Tampere depuis la France, on a froid. Et si en cette fin octobre, début novembre, les températures ne sont pas extrêmes (il y fait autour de 0 degré), on est saisi dès qu’on pose un pied sur le quai de la gare. Mais ce qu’on voit, c’est aussi une ville qui, à ce moment de l’année, vit au rythme de son festival de jazz. Des affiches, des badges et toute une palanquée de signes témoignent de cette effervescence. À la descente du train, une multitude d’invités, journalistes, festivaliers se saluent. Le TJH (pour Tampere Jazz Happening) est un grand rendez-vous nordique des mélomanes d’ici et d’ailleurs. Jan Granlie, rédacteur en chef du Salt Peanuts, un magazine danois autour des musiques actuelles, nous dit qu’il vient ici depuis... pfffiou ! Quant à Sakari Puhakka, président du Helsinki Jazz (un voisin), il n’a raté qu’une édition depuis 1982, date de la création du festival.

Cette année, l’organisation a fait la part belle à la scène française, affichant à maints endroits des cocardes bleu, blanc, rouge sur lesquelles on lit « vive le jazz ! ». La première soirée est d’ailleurs consacrée exclusivement à des groupes émergents (tous sont estampillés Jazz Migration 2019) français. L’équipe de l’AJC, présente en force et qui co-présentera la soirée, s’en réjouit et ils ont bien raison car les trois formations qui se succèdent sur la scène du Klubi sont de haute volée. L’ouverture est faite de manière magistrale par Melusine, un quintet qui jouera un seul morceau d’une heure, en l’occurrence une composition de l’accordéoniste Christophe Girard. « Chroniques », titre de l’album et de ce morceau puisque les deux ne font qu’un, est une superbe pièce, narrative et chapitrée. La longueur a l’avantage de donner aux spectateurs tout le loisir de s’en imprégner et le public de Tampere, dans des conditions qu’on a plutôt l’habitude de rencontrer dans des concerts de rock (public debout, bar ouvert et quelquefois bruyant), fait preuve d’une très grande attention. Certains passages, à l’instar d’un subtil solo de Stan Delannoy avec clochettes, petites percussions en plastique et autres instruments iconoclastes, nécessitent une capacité à percevoir des détails infimes, des souffles, des caresses. Le public s’y plie d’autant plus volontiers qu’il est conquis. D’autres moments seront plus forts et Melusine s’emploie à ces allers-retours entre des instants très doux, carrément suspendus, et d’autres plus véhéments donnant à « Chroniques » les caractéristiques de pièces contemporaines à l’instar de ce qu’avait fait Frank Zappa dans The Yellow Shark ou Ping Machine avec UBIK.

C’est Three Days of Forest qui enchaîne - qui a même la lourde tâche d’enchaîner, tant leurs prédécesseurs ont impressionné. Mais ce trio incongru (batterie, alto, chant) ne s’en laisse pas compter. On est ici dans un autre registre et Angela Flahault, Séverine Morfin et Florian Satche font dans l’explosif. Ils déroulent un répertoire de chansons dont les textes sont tirés des œuvres de Gwendolyn Brooks et Rita Dove, deux poétesse afro-américaines. La performance - il s’agit réellement de ça - d’Angela Flahault au chant et spoken word est bluffante mais pas seulement. Sa capacité à crier, souffler, ahaner, feuler, scatter donne vie à ces textes. Les toms de la batterie de Florian Satche sont des basses, qu’il a enrichis d’un pad électronique, lui donnant une place à la fois rythmique et harmonique. C’est bourré d’énergie, de sueur, de colère et en ce sens il y a une touche punk tout à fait bienvenue.

Three Days of Forest (c) Maarit Kytöharju

House of Echo qui clôturera la première journée est une formation très énergique elle aussi - même si le registre est très différent. C’est plus austère, plus grave aussi, plus ombrageux et c’est sur ce parti-pris hypnotique, voire soundscape par moments, notamment lorsque Marc Antoine Perrio utilise l’archet et le bottleneck à la guitare, que la soirée se termine.

Après les concerts, ça papote et chacun fait part de ses impressions, ses commentaires. Dans les discussions on perçoit que la soirée est une franche réussite. Les trois groupes ont amené volume et fraîcheur devant un public plutôt jeune - il y a bon nombre d’étudiants à Tampere. Parmi tous ces commentaires, Antoine Bos, de l’AJC, se réjouit de la diversité stylistique de le soirée. On ne saurait mieux dire.

C’est avec le tentet de Joëlle Léandre que le TJH ouvre la deuxième journée. La salle n’est pas pleine mais pas loin et il est fort appréciable que le public ait répondu présent pour cette formation exigeante et sans concession. C’est bien sûr très loin des canons traditionnels du jazz mais cette musique - comme d’autres par ailleurs - a cette immense vertu qu’elle questionne les genres et les styles : « soit, ce n’est pas du jazz et alors ? Et puis qu’est-ce que c’est le jazz ? » Reste que, en plus de problématiser une question fondamentale, la musique de Joëlle Léandre est très sensuelle. C’est avant tout un grand moment de grâce où tout son, isolé ou imbriqué dans d’autres, semble d’une justesse micro-millimétrée.

Quand Susanna and the Brotherhood of Our Lady succède au tentet de Léandre sur la scène du Pakkahuona, très belle salle de style industriel rénové, c’est une esthétique diamétralement opposée qui se donne à voir et à entendre. La chanteuse et pianiste norvégienne verse dans une pop policée et pleine de réverbération. Les morceaux sont semés de stridences, très certainement une illustration sonore du triptyque « Le Jardin des délices » de Jérôme Bosch puisqu’il a servi de référence à la musique de Susanna Wallumrød.

Dave Holland (c) Maarit Kytöharju

La soirée se clôture de la meilleure des manières puisque c’est le trio que le percussionniste Zakir Hussein a constitué avec Dave Holland et Chris Potter qui prend place sur les planches. Et effectivement, c’est un très grand moment. Les trois musiciens font concorder leur verbe, leurs phrases, leurs rimes et il en ressort quelque chose de très fort. C’est feutré et puissant, doux et nerveux. L’orchestration tablas, contrebasse, saxophone permet au groupe de verser dans l’épure, une espèce d’essentialisme effectivement favorisée par l’absence d’instrument harmonique. Mais surtout, chacun est d’un bout à l’autre du concert un incroyable soliste. On savoure les phrases de l’un ou l’autre sans que ce soit une superposition ou juxtaposition de chorus au détriment d’un ensemble. C’est tout simplement exquis.

Au même moment, de l’autre côté de la place, le Telakka accueillait une partie non négligeable de la scène finlandaise et ne désemplissait pas. La salle était, pour le concert du quartet de Jussi Lehtonen, pleine comme un œuf. On y jouait des coudes pour pouvoir jeter un œil et ses deux oreilles. Et si à minuit passé, pour un troisième concert, en l’occurrence celui du quartet de Manuel Dunkel après avoir entre temps accueilli Superposition !, quelques sardines s’étaient échappées de la boite, il y avait encore nombre de spectateurs, preuve s’il en est de la réelle réussite de cette trente-huitième édition. Et ce d’autant plus que les Skatalites s’étaient entre temps emparés du Klubi pour mettre un feu pas possible jusqu’à deux heures du matin. Et dire qu’après ça, on nous soutient encore qu’il fait froid en Finlande.