Mens Alors ! Que reste-t-il de nos amours ?
Dix-neuvième édition du festival pluridisciplinaire Mens Alors ! du 31 juillet au 5 août 2023.
Lorsqu’on arrive sur le plateau de Mens, gros village de montagne du Trièves situé à une cinquantaine de kilomètres au sud de Grenoble, on est conquis par la douceur du décor : une sorte de paysage idéal où les champs cultivés sont entourés de chaînes de montagnes protectrices. La 19e édition du festival Mens Alors ! se déroule dans ce site idyllique, entre Vercors et Dévoluy.
Que reste-t-il de nos amours, de nos désirs, de nos espoirs ? C’est le leitmotiv de cette édition, questionnant notre époque où les replis s’intensifient. Mens Alors !, festival associatif, tente d’y répondre avec la musique, les spectacles, et les échanges de parole. Thibault Cellier, conseiller artistique (et contrebassiste dans la vraie vie), précise que produire cet évènement dans la proximité d’un milieu rural, éduquer les écoutes, consommer autrement, peut exister au sein de cette utopie. Le festival, doté d’un budget de 150.000 € essentiellement subventionné, produit une trentaine de concerts et spectacles sur 12 lieux et réunit environ 80 artistes sur la semaine. Bénévoles, techniciens, presse et artistes sont logés chez l’habitant.
Lundi 31 juillet, en ouverture dans le parc de la salle Mixages, La Mèche (collectif les Vibrants Défricheurs) allume la flamme du festival. On est conquis par le soubassophone de Jérémie Bastard, maître de cérémonie du trio, avec André Pasquet (batterie) et Raphaël Quenehen (saxophone ténor). Musique festive et décomplexée, une foule d’enfants dansent devant la scène. Il est 20 h 30 et les massifs du Châtel (appelé également le Bonnet de Calvin : nous sommes en pays huguenot) et de l’Obiou offrent un fond de scène majestueux. La saxophoniste Léa Ciechelski, Axel Gaudron au bugle et le batteur Yann Joussein rejoignent le trio pour le final.
Pour le second set Tablao de Tango, trio argentin, déclame un tango mêlant l’improvisation poétique à la musique.
- Vaguent photo © Charpenel
Le lendemain sur le même lieu, nous découvrons, et c’est un coup de cœur, la formation Vaguent du compositeur-batteur et bugliste Axel Gaudron du Capsul Collectif. Une musique contemplative, chambriste, très écrite, nourrie de motifs minimalistes et de spatialisation. J’étais dubitatif quant à l’heure du rendez-vous - 17 h 30 - et au choix du lieu pour un concert méditatif. Mais l’interaction des cinq musicien·ne·s, l’intrication des sons et la puissance des deux longues plages jouées m’ont convaincu. Léa Ciechelski : saxophone alto et flûte, Yurie Hu : violon, Thibaud Boustany : piano préparé, Adrien Desse : percussions, batterie. Le soir, c’est dans le centre du village à la Halle, en accès libre, que le Bal Warn !ng joue une musique festive et contagieuse.
Mercredi 2 août, dans le beau parc du château de Montmeilleur le bien nommé, à quelques kilomètres de Mens, Emmanuel Scarpa joue son projet Might Brank, solo de batterie, percussions, voix et électronique. En milieu d’après-midi, le soleil piquant invite les enfants à profiter de la piscine, tandis que les spectateurs se placent sous les arbres. Certains sont allongés les yeux fermés, se laissant aller dans la transe du batteur. Sa musique profonde, spirituelle, tribale parfois, qui prend source dans l’époque médiévale profane, les traditions extrême-orientales et le rock progressif, est envoûtante. Un défi relevé car l’ensemble est interprété en temps réel. Suivra Ôtrium, le trio du trompettiste Quentin Ghomari, avec Yoni Zelnik à la contrebasse et le batteur Antoine Paganotti. C’est une formation au son acoustique, brut et direct, lignes sauvages et obstinées, qui joue une musique exigeante, sur le fil, dans une grande liberté. Un autre coup de cœur. A noter le rôle de Yoni Zelnik qui se révèle comme un merveilleux harmoniste dans ce contexte épuré.
En début de soirée nous avons rendez-vous à l’église du village avec la chanteuse Linda Oláh et le guitariste Giani Caserotto. Lorsque je prends place, je suis surpris que seuls deux tabourets soient présents devant l’autel, le duo Lovers étant annoncé pour un set « armé d’innombrables pédales et autres appareils électroniques » selon le programme. La chanteuse suédoise dévoile que, quelques jours plus tôt, le duo a pris la décision de jouer en acoustique pure, profitant de la seule réverbération naturelle comme diffusion du son. Bien leur en a pris : ce fut une merveille de fragile délicatesse. J’ai ainsi découvert ces musiciens : le guitariste (vu dans des contextes électriques) harmonise les chansons comme un pianiste, ses placements n’étant pas guitaristiques, toujours dans le soutien et l’harmonie ; la voix souple et claire de Linda Oláh nous a enchantés, déroulant d’audacieuses montées sous la nef.
Changement de cap vers 22 heures pour une soirée de batteries à Bombyx, un atelier-hangar, tiers-lieu partagé entre artisans et artistes. Dans un décor néo-futuriste composé de fours solaires, deux batteries sont disposées à même le sol à quelques mètres l’une de l’autre, mais c’est bien à des solos que nous assistons. Yann Joussein (Coax) commence son projet Keep the Bastard Honest en préparant des boucles hypnotiques sur ses micro-synthés modulaires ; suit un tunnel sonore nourri de rythmiques massives obsessionnelles et de noise. Trippant.
Antonin Leymarie, dont la batterie n’est pas sonorisée, débute son concert aux mailloches puis frappe les peaux à la main, forçant l’écoute après le déluge sonore. Progressivement, le batteur nous entraîne dans son Hyperactive Leslie, dispositif électro-percussif mêlant l’acoustique de sa batterie aux sons techno sophistiqués et spontanés de son dispositif électronique. Transe au milieu de la nuit.
Dans l’après-midi du 3 août, le duo de Fred Poulet (voix, textes) et Gilles Coronado (guitare) présente D985 dans le garage de la Cave Dubourdeau. J’étais impatient de découvrir ce ciné-concert car le disque édité sur le label Ayler Records est une réussite. La voix grave et la guitare brute nous embarquent dans cette ode à une Melody Nelson rurale et désenchantée, hommage assumé à Gainsbourg. Mais si le concert dans l’odeur de mazout au cul du camion a contribué à la narration, on déplore que le noir complet n’ait pu être obtenu, laissant apparaitre de larges bandes de lumière sur l’écran, desservant un important travail de production cinématographique.
Le soir, à la salle des Sagnes, est présenté Reality Show, une création du collectif les Vibrants Défricheurs mêlant musique et arts visuels. Deux graphistes, Lison de Ridder et NikodiO, créent des motifs (solfège succinct, dessins, graphes, découpages) projetés sur les écrans entourant la scène. Les quatre musiciens, Raphaël Quenehen : saxophone, Antoine Berland : piano, Thibault Cellier : contrebasse, et Edward Perraud : batterie, interprètent ces micro-compositions en temps réel. Je ne décris qu’une saynète de ce génial et foisonnant bric-à-brac, les trouvailles poétiques s’enchaînant pour le plaisir d’un public familial. Avec Jérôme Houles à la conception lumière et régie générale.
Le lendemain nous assistons au concert de Bribes 4, joué en intérieur à Bombyx pour des raisons de météo. Pour ce programme, le quartet de free jazz rock, composé de Geoffroy Gesser : sax ténor, Romain Clerc-Renaud : claviers, Linda Oláh : voix et Yann Joussein : batterie, s’inspire de blueswomen des années 20, Ma Rainey et Bessie Smith, et d’enregistrements des années 40 de Billie Holiday, pour créer des compositions, arrangements et improvisations contemporaines. La musique de ce groupe est à la fois libre et soudée lors de tutti élaborés, les mélodies de certains standards apparaissant plus clairement lors des duos. Audacieux.
En soirée, de nouveau à la salle des Sagnes, Leïla Martial présente Jubilä, son nouveau spectacle. Seule en scène dans sa robe de nymphe et sa couronne embroussaillée, la chanteuse révèle ses multiples dimensions artistiques, créature antique et joueuse, clown-enfant et femme lyrique, poétesse, funambule pour un show ébouriffant et parfaitement mis en scène. Un succès pour une salle comble.
- Bribes 4 photo © Charpenel
Samedi 5 août, nous débutons ce dernier jour du festival à 11 heures à la distillerie des Hautes Glaces, réputée pour ses whiskies. Élise Caron et Edward Perraud jouent dans une grange ventée ; la température a fortement chuté ces derniers jours. Le duo improvise, chansons spontanées, élans récitatifs, rythmiques ciselées, tordante Élise Caron en speakerine névrosée, voyage entre Balkans et monde lyrique, richesse des textures sonores électroniques du batteur, flûte délicate de la chanteuse. De la haute voltige.
Mad Maple, le projet de la violoniste Séverine Morfin, est proposé en milieu d’après-midi dans le jardin d’un particulier de Mens. Le CD m’avait marqué à sa sortie, non seulement pour la qualité des compositions, mais également pour la finesse des interactions sonores et autres bruits de glaciers de l’ingénieure du son Céline Grangey. Avec Élodie Pasquier : clarinettes, et Guillaume Magne : guitares, c’est un quartet qui joue le disque d’une traite. Il fait beau et doux, le paysage est somptueux, on se laisse emmener par la délicate dramaturgie des timbres.
En soirée et en clôture, les 13 musicien·ne·s du Sacre du Tympan de Fred Pallem jouent deux heures durant, repoussant aux confins de la nuit la projection du Carnaval Bandits et l’inventif spectacle Fête Fête du Parti Collectif.