Scènes

Stéphane Kerecki Trio + 2 en studio (1)


Intimité du studio, euphorie de la prise de son, stress et grands moments de fou rire entremêlés… il y a dans la conception d’un disque une mythologie qui a toujours excité les mélomanes. Le contrebassiste Stéphane Kerecki a gentiment convié notre équipe à assister à l’enregistrement de son futur album, à paraître sur le label Outnote. Récit de cette première journée…

Il fait froid en ce dimanche 29 janvier 2012 alors que nous nous pressons dans les rues de Montreuil encore baignées d’une lumière timide, malgré le ciel clair et l’heure avancée de la matinée. Nous nous rendons au Studio Sequenza pour être les témoins privilégiés de l’enregistrement du nouvel album de Stéphane Kerecki, entouré comme à l’habitude de (Matthieu Donarier et Thomas Grimmonprez), plus « l’invité permanent » Tony Malaby. Bojan Z rejoint la formation qui a gravé en 2009 le très bel Houria.

Tony Malaby, Bojan Z © Christian Taillemite

Au coin d’une rue située en plein quartier résidentiel, un imposant portail noir dissimule une petite cour ; au fond, on ne soupçonne guère que se trouve une entrée de studio. Un couloir dessert d’un côté la cabine d’enregistrement, vaste, lumineuse et chaleureuse et, plus loin, la cabine son, où nous établirons nos quartiers (on peut l’apercevoir, entre autres, sur la photo du livret de Soul Shelter, le dernier album de Bojan Z ou sur la pochette du 3+3 de Romano-Sclavis-Texier). Une vitre encadrée donne sur la cabine de batterie, en face de la table de mixage, et une autre, plus grande, sur la cabine principale. Des auvents escamotables munis de petites fenêtres y sont disposés de façon à ce que les musiciens puissent se voir sans que l’enchevêtrement de leurs sons ne nuise à la qualité de l’enregistrement. C’est donc selon plusieurs angles que nous observons le leader de la session, avec par ailleurs une excellente visibilité sur Bojan Z et Tony Malaby.

C’est un moment un peu à part et nous essayons de nous faire le plus discrets possible pour en profiter pleinement sans troubler la concentration des artistes : le studio ne pardonne pas. Malgré tout l’ambiance est détendue et les musiciens étonnamment décontractés lors des pauses ou durant les écoutes en cabine son. Décontractés, mais attentifs, impliqués, sérieux. Le ton est donné dès le premier matin, lorsque Bojan Z, arrivé un peu avant les autres, va aussitôt trouver Franck Jaffrès, producteur et ingénieur du son, pour réécouter un morceau-test. Il veut repérer l’instant où il doit reprendre la parole après quelques mesures de silence. L’occasion pour nous d’entendre tourner un premier titre (qui sera ré-enregistré plus tard dans la journée). La musique sera décidément différente des précédentes productions du contrebassiste, qui, d’album réussi en album réussi, mène une passionnante carrière de leader. On était resté sur un duo intimiste et délicat de Patience, on le retrouve aux commandes d’une luxueuse machine à groover puisque le titre en question, très funk, est une tournerie infernale signée Bojan Z au Fender Rhodes. Nous voici déjà les yeux pleins d’étoiles. Nous nous apercevrons vite que dans ce quintet, cette énergie n’est pas une constante mais une possibilité.

Stéphane Kerecki © Christian Taillemite

Une fois les autres musiciens arrivés, installés, accordés et réchauffés, les prises du titre « Bill Frisell » démarrent. Belle écriture, départ sur un choral de Kerecki (à l’archet), Donarier et Malaby, rejoints par Thomas Grimmonprez et son jeu coloriste ainsi que par le piano churchy de Bojan Z. Cette alliance de timbres magnifiquement exploitée (on se souvient du bon goût avec lequel « O sacrum convivium », d’Olivier Messiaen, était repris sur Houria) donne naissance à un thème profond et recueilli, interprété avec pudeur. Trois prises ponctuées de discussions sur la longueur de l’introduction ou sur la durée du solo de contrebasse… On plonge alors dans l’intimité des musiciens de jazz, habitués à travailler dans l’urgence et enclins à prendre des décisions dans l’instant. Le solo est un peu long ? « On la refait ». Chaque version est magique. On en vient à regretter que les « alternate takes » ne soient plus à la mode.

Stéphane Kerecki © Franpi Barriaux

A ce sujet, Donarier précise que le groupe n’a aucun remord à abandonner une prise si elle ne correspond pas tout à fait à ce qu’il a envie que les gens écoutent. Savoir ces magnifiques chorus perdus à jamais a quelque chose de frustrant - personne n’était là pour les apprécier, contrairement aux éphémères délices du live. Aussitôt créé, aussitôt abandonné, au profit bien sûr de prises plus solides. Cela se joue sur des détails infimes… Nous entendons de superbes instants de musique qui jamais ne seront exploités en raison d’un « léger flottement » sur telle ou telle partie du morceau. Logique, vu de l’extérieur, mais lorsque la musique résonne encore, forte, racée, émouvante, on ne peut que ressentir une certaine tristesse en entendant cette question, signe que la magie doit se reproduire : « On la refait ? ». Heureusement, chaque fois la magie revient et on est confiant quant à la qualité de la prise retenue.

Matthieu Donarier © Christian Taillemite

Le second morceau enregistré est lui aussi très calme. « Le scaphandre et le papillon », inspiré par livre du même nom, contient un très beau solo de Donarier au saxophone ténor. Kerecki nous expliquera qu’il avait décidé de commencer par les pièces demandant le plus de précision, de manière à fixer ces petits travaux d’orfèvre avant de lâcher la bride d’un jeu collectif qui ne demande qu’à monter en puissance.

Ce qui ne manque pas de se produire, et de quelle manière, avec « Apples & Quincies », relecture d’un traditionnel serbe. Outre le goût des mélodies bien ficelées et une technique redoutable, Stéphane Kerecki a en commun avec Bojan Z des racines yougoslaves. D’où le choix d’intégrer au répertoire ce titre somptueux, balayé par les vents balkaniques. Un seul titre en forme de clin d’œil, car « je ne voulais pas en faire plus, Bojan fait déjà ça si bien… » commente le contrebassiste. On confirme. Le pianiste illumine le morceau de sa présence et y délivre un chorus que l’on est impatient de réécouter sur le disque. Une musique chaloupée, solaire et dense envahit la cabine son tandis que le groupe joue dans la pièce d’à-côté. Le sourire de Franck Jaffrès est révélateur : il se passe quelque chose. Aussi, quand, à la fin d’une prise, Kerecki se penche sur son micro pour lui demander ce qu’il en pense, la réponse est sans équivoque : « C’était… magique ». Nous nous gardons bien d’intervenir, mais nous approuvons intérieurement.

Bojan Z © Christian Taillemite

Le groupe continue de dérouler son jeu sur le bien nommé « Soul Architect », dont le développement procède par mouvements, ponctués d’interventions solistes invariablement brillantes. Tony Malaby est impressionnant de pertinence et de concision - à l’image du groupe, puisque l’arrivée de Bojan Z a nécessité un réaménagement de l’espace. Les saxophones ont moins de place que sur Houria, mais leur présence, par petites touches, fonctions rythmiques et solos ébouriffants, est admirable. L’amicale joute de solistes à laquelle se sont livrés les deux soufflants lors de leur première rencontre laisse ici place à un travail plus structuré, plus cadré, dans le bon sens du terme.

C’est au milieu du premier après-midi que le groupe, conditionné par une avancée jusque-là sans accrocs, reprend le titre groovy évoqué plus haut. Plusieurs options sont testées (piano ou Rhodes ? Conclusion en trio ?). On retient le Fender, pour la couleur, et on écoute le conseil avisé de Jean-Jacques Pussiau, de passage au studio. Choix judicieux : le titre respire la joie de vivre. Ce sera certainement un moment intense de l’album.

La première journée s’achève sur la reprise de « Kung-Fu », issu de Patience. En fin d’après-midi, six des douze titres prévus en tout sont dans la boîte.