Chronique

Thomas Delor

Silence The 13th

Thomas Delor (dms), Simon Martineau (g), Georges Correia (b).

Label / Distribution : Fresh Sound Records

Comme un poisson dans l’eau ! On peut vérifier par les faits, en l’occurrence ce deuxième album de Thomas Delor, après The Swaggerer en 2018, à quel point le batteur niçois – ancien prof de maths ayant tombé le veston de l’enseignant pour enfiler le bleu de chauffe du musicien – semble à l’aise dans un univers qu’il construit avec beaucoup de méthode et de plaisir partagé. Avec ses deux camarades reconduits pour l’occasion dans leurs fonctions respectives, le guitariste Simon Martineau et le contrebassiste Georges Correia, soit une paire très impliquée dans les savantes constructions que révèle Silence The 13th avec plus d’acuité encore que son prédécesseur, pourtant déjà fort réussi. Ces trois-là sont unis pour le meilleur, qu’on se le dise…

Thomas Delor n’est pas un frappeur frénétique façon Lapin Duracell, de cette catégorie de cogneurs qu’on ne peut stopper dans leur course au tempo qu’en appuyant sur un interrupteur pour leur imposer le silence. Bien au contraire – et le titre de son disque est là pour nous le rappeler – celui-ci se cultive chez lui avec la même passion que la note, au point de le considérer comme une treizième possible. Delor est un musicien soucieux du détail et de l’équilibre des forces en présence, très attentif à ce qui se joue entre la baguette et la cymbale (ou la peau), juste avant ou après la frappe, comme s’il s’agissait de suspendre le temps pour mieux le marquer et de ne pas envahir l’espace au détriment de ses partenaires. L’ex-mathématicien, qui a gardé de sa profession d’origine un souci maniaque de la précision, nous rappelle sa préférence pour le triangle équilatéral dès lors qu’il est question de trio. Son sens de la mesure va de pair avec un amour des nuances, celles des couleurs qu’il sait faire naître de son instrument, dont la dimension mélodique est chez lui primordiale. Il faut écouter « Syllogism » pour comprendre le phénomène. Jamais métronomique, sa batterie souligne, allège autant qu’elle peut propulser l’ensemble dans une heureuse course en avant. Elle est une voix à part entière, dotée d’une horloge biologique réglée sur un tempo qui n’appartient qu’à un musicien qui démontre une fois encore la richesse de son jeu et son caractère souvent ludique [1]. Comme un modèle du genre. Thomas Delor explore le mot « jouer » dans toutes ses acceptions.

Compositeur de l’essentiel du répertoire, notre homme n’en lorgne pas moins du côté de ses maîtres en jazz (ici Charlie Parker dont le « My Little Suede Shoes » est pour la batterie l’occasion d’un joyeux récital). Il s’empare aussi du répertoire de la musique classique : après Beethoven sur The Swaggerer, c’est au tour de Chopin d’être convoqué pour l’adaptation du « Prélude Op. 28 n°20 comme prétexte à une pause méditative qui semble faire écho à cet égard à la composition titre de l’album. Sans oublier la chanson : « Que reste-t-il de nos amours ? » souvent mis à l’honneur par les jazzmen, il faut le reconnaître, devient ici un objet de contemplation.

Au bout du compte, Silence The 13th ressemble à s’y méprendre à une déclaration d’amour gourmande faite à la musique. Tout cela est le fruit d’une élaboration rigoureuse mais jamais laborieuse, d’une joie d’être ensemble qui éclate au jour de compositions comme que « Providence Incitation » ou « Minefield ». On n’oubliera pas de mentionner chez Thomas Delor un humour sous-jacent. Dans son premier album, le batteur posait une question essentielle : « Tu l’as vu, Monk ? ». Cette fois, il glisse le thème de « La Cucaracha » sur une composition intitulée « Peaux pourries » et nous congédie avec un thème dont le titre renvoie certainement à son enfance, « Une soupe, et au lit ». Ultime occasion pour les trois musiciens de faire une démonstration de swing décontracté et d’ouvrir en grand la fenêtre de leur jazz aux mille couleurs.

par Denis Desassis // Publié le 31 mai 2020
P.-S. :

[1Des caractéristiques qu’on connaît aussi à travers sa participation au Metropolitan Chamber Trio du pianiste Matthieu Roffé.