Tribune

Tony Coe (1934-2023)

Retour sur la fascinante carrière du multianchiste britannique, qui vient de nous quitter.


On ne sait pas si c’est ce qui l’avait inspiré lorsqu’il avait enregistré Tournée du chat en 1983 pour nato, mais comme le félin, le multianchiste britannique Tony Coe donne toujours l’impression d’avoir neuf vies. Musicien majeur de la scène européenne, tout aussi à l’aise dans un jazz très traditionnel qu’aux côtés de Lol Coxhill ou Derek Bailey, on l’a entendu également aux côtés de Paul McCartney ou l’un des grands acteurs du Third Stream Franz Koglman. Inoubliable interprète du thème de La Panthère Rose du compositeur Henry Mancini, Coe a également consacré une partie de ses soixante-dix ans de carrière à la musique de films. Il nous a quittés le 16 mars.

Arrivée avec une cohorte britannique au festival de Chantenay-Villedieu dans la Sarthe en 1980 [1], la musique de Tony Coe est indissociable de la maison des disques nato. Pourtant, le saxophoniste avait déjà vécu en France dans les premières années d’une carrière commencée au milieu des années 50. Avec plus de quarante disques où son nom apparaît pas très loin du célèbre chat noir, on pourrait songer qu’il y a fait toute sa carrière. Mais le propre d’un musicien comme Coe est de ne jamais se laisser enfermer dans une case ou un genre. Proche d’autres musiciens anglais comme Steve Beresford (avec qui il fonda les Melody Four en compagnie de Lol Coxhill) ou Tony Hymas (avec qui il créa les Lonely Bears en compagnie de Hugh Burns à la guitare et l’ancien batteur de Zappa Terry Bozzio), Tony Coe a également participé à la plupart des albums collectifs chers à nato. C’est ainsi qu’on le retrouve dans Joyeux Noël, Vol pour Sidney ou encore le mythique Buenaventura Durruti. Amateur de Satie et de Debussy, Coe fut aussi partie prenante d’Airs de Jeux, où l’on retrouve plusieurs noms de la diaspora anglaise précédemment citée. Rien d’anormal : très tôt acculturé par son père clarinettiste à la musique écrite occidentale, il a notamment étudié avec le compositeur Vinko Globokar.

Artisan discret de l’instrument unanimement célébré, Tony Coe a joué avec une multitude de musiciens, de Kenny Clarke (de 1968 jusqu’à la fin du siècle) à Bob Brookmeyer (le tromboniste accompagnait Tony Coe lorsque qu’il reçut le prestigieux prix Jazzpar en 1995) en passant par Stan Getz ou Tony Oxley. Avec lui, Coe a animé le trio Coe Oxley & Co qui a fait paraître en 1990 un remarquable Nutty sur le label HatHut qu’il a par ailleurs fréquenté au sein des orchestres du trompettiste autrichien Frantz Koglman, notamment l’excellent We Thought About Duke en 1995. La discographie conséquente de Tony Coe est d’une rare diversité, comme en témoigne le début des années 80, lorsqu’à quelques mois d’écart, on retrouve le musicien dans le Tug of War de Paul McCartney et dans le Clarinet Project de Peter Brötzmann pour le magnifique Berlin Djungle. Sous son propre nom, deux albums où le son très chaleureux du ténor est central sont particulièrement remarqués : Coe-Existence en 1978 avec notamment le batteur Trevor Tomkins, et Canterbury Songs en 1989 avec le pianiste Horace Parlan. Pour le cinéma, outre une collaboration mythique avec Henry Mancini et son Pink Panther, on lui doit les musiques de films de Mehdi Charef ou Jacques Perrin.

Mais la grande œuvre de Tony Coe restera sans conteste Les Voix d’Itxassou, un hymne à la liberté, naturellement paru chez nato. Contre-proposition aux festivités officielles du bicentenaire de la Révolution Française de 1989, attaché au beau village basque d’Itxassou et son temps immuable des cerises noires, vingt-trois ans après, l’album reste absolument intemporel. Recueil de chants de lutte du monde entier, le disque se pose, en plein essor de la World Music globalisante, comme un monument cosmopolite qui respecte toutes les voix et toutes les musiques aux côtés d’Ali Farka Touré (« Ana Sefaelku »), Marianne Faithfull (« Wieder im Gefangnis ») ou Beñat Achiary (« Hasta Siempre »). S’il s’agissait de résumer la carrière et le désir de Tony Coe, il n’y aurait pas plus belle image. Sauf peut-être les mots de Jean Rochard sur son Glob ; « Lorsqu’il jouait, Tony Coe dessinait une ombre, une ombre de mille personnages, habitants d’un village chargé de lumières qui ne pouvaient être que lui-même. ».