Chronique

Airs de Jeux

Erik Satie et autres messieurs

Alan Hacker (cl), Steve Beresford (p), Tony Coe (cl, bcl, ts, as), David Holland (p), Ronnie Goodman (perc), James Craig (cello), Phil Wachsmann (vln), Lol Coxhill (ss), Ulrich Gumpert (p), Tony Hymas (p)

Label / Distribution : Nato

nato aime à se replonger dans l’exubérance de son catalogue trentenaire pour permettre aux oreilles neuves de découvrir ou redécouvrir ses albums thématiques ou ses artistes choyés. En cette année anniversaire, le label de Jean Rochard a voulu partager ses bougies avec deux musiciens qui ont marqué son histoire : les soixante ans de Joëlle Léandre (voir notre article), et les 145 ans du petit bonhomme d’Arcueil avec la réédition du coffret Airs de Jeux d’Erik Satie et autres messieurs, paru en 2007. Trois disques échelonnés entre 1983 et 2007 pour un hommage à la manière de nato : en abolissant les frontières factices et étiquettes incommodes qui emboucanent la musique et ses porosités.

L’intérêt du monde du jazz et de la musique improvisée pour Satie n’est pas récent. Il existe un lien ténu, invisible sans doute, entre le parrain du « Groupe des Six » [1] et Dave Brubeck, qui fut l’élève de Darius Milhaud. En 1983, à la sortie de Sept tableaux phoniques, premier disque du coffret, le Vienna Art Orchestra créait The Minimalism of Erik Satie [2].

Appropriation soudaine, de la part des jazzmen européens, de la figure de Satie, qui construisit sa musique sur les ruines fumantes du wagnérisme pour trouver sa propre voie, gracile et dépouillée, loin de toute virtuosité inutile ? Filiation inconsciente poussant ces musiciens à rompre en douceur avec la tutelle du jazz américain pour trouver la lumière ? Satie écrit : « J’expliquais à Debussy le besoin pour nous, Français, de nous dégager de l’aventure Wagner, laquelle ne répondait pas à nos aspirations naturelles. (…) Je n’étais en aucun cas anti-wagnérien, mais nous devions avoir une musique à nous – sans choucroute, si possible. » [3] C’est à cet iconoclaste et truculent compositeur aux œuvres empreintes de mélancolie minimaliste que nato rend hommage ici, notamment avec les Correspondances Erik Satie - Claude Debussy que le pianiste Tony Hymas enregistra en 2007 pour ce coffret.

On pourrait s’étonner d’entendre le leader d’Ursus Minor, le compagnon de route de Jeff Beck ou de Jack Bruce, interpréter avec une limpide tempérance la célèbre première « Gymnopédie » de Satie ou la deuxième « Arabesque » de Debussy, seul et sensible à son piano. Ce serait mal connaître cet Anglais qui, outre de multiples collaborations avec de grandes figures de la musique improvisée (Coe, Labarrière, Léandre…) est un concertiste très demandé qui a travaillé pour Mancini ou enregistré les Études pour piano de Debussy. C’est d’ailleurs à la relation tumultueuse - faite d’admiration et de dissemblances entremêlées - entre Debussy et Satie que s’attache Hymas. Très vite, dès la Rêverie de Debussy, on sent dans son toucher remarquable un lent glissement vers le minimalisme satiesque. Dans les Deux pièces froides comme dans « La plus que lente », le pianiste entraîne les deux compositeurs dans une interprétation qui caresse une esthétique plus coloriste qu’à l’accoutumée et évoque certains solos « impressionnistes » de jazzmen contemporains. Son disque met les deux maîtres en perspective, comme pour porter un regard contemporain sur leur œuvre. Il permet surtout de confirmer le talent d’un musicien étourdissant de polyvalence.

La relation d’Ulrich Gumpert à Satie est plus intime. Trois sarabandes et six gnossiennes, compositions précoces qui encadrent les fameuses Gymnopédies, sont jouées ici avec un flegme poétique évoquant les Minimalistes. Les notes sont pesées, appuyées par la pédale forte afin de mettre chaque accord en sympathie avec le silence. Aujourd’hui encore, l’enregistrement de ces pièces de Satie par Gumpert (1985) fait référence. Le pianiste avait croisé la galaxie nato en 1984 au festival de la Chantenay-Villedieu, en trio avec Beñat Achiary et David Holmes [4]. A cette époque, il apparaît surtout comme une des figures du jazz est-allemand assis sur de solides bases classiques. Cet héritage le poussera à enregistrer un nouveau disque d’œuvres de Satie en 1995 [5], dans ce style très personnel qui distend les morceaux jusqu’à les rendre presque nus, émaciés. Essentiels, en un mot.

La pièce maîtresse de ce coffret réside dans ces Sept tableaux phoniques qui sont le premier grand succès de nato mais aussi le premier des albums thématiques collectifs qui ont contribué à forger son image et sa couleur. Ce sont les « Anglais » du label [6], peut-être les plus à même de comprendre l’univers de Satie, qui se sont emparés de ces portraits sonores. On retrouve ainsi Lol Coxhill dans un très intéressant « Faction de Satie » en compagnie du groupe de rock nippon Saboten [7], mais aussi le pianiste Steve Beresford, dans un très introspectif « Budapest Subway », impression épurée d’un voyage souterrain aux portes de l’Orient…

Il n’y a pas à proprement parler de pièces de Satie dans ces sept tableaux, mais des perspectives et des eaux-fortes, des traits de fusain et des collages. Le jeu, qui n’aurait pas déplu au compositeur, ressemble à ces cadavres exquis chers à son ami Picabia. Bien sûr, on perçoit quelques mesures échappées du piano de David Holland dans le beau « Moving Things from A to B » en compagnie de Coxhill. Certes, il y a dans la clarinette d’Alan Hacker et ses « Trois bonbons de York… » du Satie de contrebande, mélangé au gamelan, ensemble javanais découvert par Satie et Debussy à l’exposition Universelle de 1889… Mais ce sont certainement les deux morceaux ou apparaît Tony Coe, en hommage à son ami Robert Cornford [8], qui parlent le moins de Satie et qui, paradoxalement, l’évoquent le mieux à travers des instants suspendus où les multiples re-recordings de différentes clarinettes hésitent entre émotion pure et raffinement éthéré.

Un bel hommage au plus grand compositeur de « musique d’ameublement », mais surtout, trois disques incarnant la liberté et l’indépendance totales d’un label qui n’a pour seuls impératifs que ses envies. Un coffret indispensable quand on aime la musique qui ne se range pas facilement dans des cases préconçues.

par Franpi Barriaux // Publié le 7 novembre 2011

[1Germaine Taillefer, Georges Auric, Arthur Honegger, Francis Poulenc, Louis Durey et Darius Milhaud.

[2Aujourd’hui encore, Satie anime les jazzmen contemporains. En témoigne Sati(e)rik Excentrik le spectacle du collectif grenoblois La Forge, auquel participent François Raulin, Christophe Monniot, David Chevallier ou encore François Thuillier.

[3Extrait de la correspondance de Satie, qui figure dans le livret du disque de Tony Hymas.

[4Il enregistrera aussi Ascenseur pour le 28 avec son complice de toujours, Günter Sommer

[5Ulrich Gumpert Plays Erik Satie, chez ITM média.

[6Dès 1983, avec l’arrivée de Lol Coxhill au festival de la Chantenay-Villedieu, Jean Rochard est bombardé « spécialiste » hexagonal de la musique improvisée britannique, un peu malgré lui (cf. Le Chrononatoscaphe, p. 105, et notre article. De fait, nato garde toujours un œil sur cette très riche scène.

[7Saboten, « cactus » en japonais, était dans les années 80 un groupe féminin connu pour reprendre Satie à la guitare électrique. À ne pas confondre avec The Saboten, groupe de Jpop actuel qui fait du commerce plus que de la musique.

[8Disparu brutalement, ce compositeur et musicologue anglais, par ailleurs membre du quartet de Lee Konitz, devait initialement participer à ces Sept tableaux.