Scènes

Tremplin Jazz d’Avignon 2012 - Une XXIe édition contrastée

Cette manifestation sudiste, chaleureuse et non sectaire continue à partager ce qui traverse le paysage musical des soirées d’été provençales. Elle organise chaque année un concours européen intercalé dans un festival de jazz, au début du mois, hors des hordes théâtrales. Une fois que le tumulte du « in » et du « off » a pris fin, la Cité des papes redevient accessible, les Avignonnais reviennent prendre leurs quartiers d’été.


C’est à ce moment que l’association du Tremplin jazz propose dans le cadre exceptionnel du cloître des Carmes, concerts et tremplin européen. Le jeune pianiste Roberto Negro, une fois l’émotion du concours passée, avouait tout l’intérêt de ce concours européen, rare pour ne pas dire unique… L’occasion de rencontrer des musiciens du même âge, de créer des liens et de voyager ensuite dans les pays respectifs. On peut penser à une « auberge espagnole », un « Erasmus du jazz ».

Plus largement reconnu depuis l’an 2000, qui a consacré Avignon « Ville européenne de la culture », le Tremplin s’est étoffé. Il est devenu un véritable festival de jazz, prenant ses quartiers au cloître des Carmes, moins prestigieux que la Cour d’Honneur, certes, mais lieu de concert en plein air idéal pour sa jauge raisonnable et son acoustique servie par un sonorisateur et un éclairagiste qui savent rester à l’écoute du lieu et des musiciens.

Pierrick Pédron © Michel Laborde

Évidemment, les atouts d’un festival tiennent en premier lieu à sa programmation : toujours sur le pont, Michel Eymenier, un des membres fondateurs, en reste le directeur artistique compétent qui, cette année encore, a choisi l’éclectisme avec Ibrahim Maalouf, Dhafer Youssef, Pierrick Pédron, Elisabeth Kontomanou. Le Tremplin poursuit donc sa belle aventure, soutenu par une équipe de bénévoles fidèles en dépit des années, de la maladie, des inévitables problèmes d’organisation, grâce à l’enthousiasme et au dévouement de tous, sous la houlette du solide Jeff Gaffet - Robert Quaglierini et Jean Michel Ambrosino assurant efficacement la co-présidence, entourés de partenaires qui ne le sont pas moins. Ainsi se confirme le succès d’une manifestation créée il y a vingt et un ans. Que les concerts soient ou non gratuits, un public de fidèles et d’amateurs s’est peu à peu constitué.

Le jury du XXIe Tremplin jazz européen d’Avignon se retrouvait donc le 1er août aux Carmes qui accueillaient peu avant, dans le cadre du festival de théâtre, la pièce de Pirandello Six personnages en quête d’auteur, réécrite et adaptée par le talentueux Stéphane Braunschweig, directeur du Théâtre de la Colline à Paris après avoir dirigé le TNS [1].

XXIe Tremplin jazz européen d’Avignon

  • Mercredi 1er août :
  • Matthieu Fattalini Quintet (France) : Matthieu Fattalini (tb), Jérôme Girin (ts), Roberto Negro (p), Michel Molines (cb), Nicolas Charlier (dm).
  • Gauthier Toux Trio (Suisse) : Gauthier Toux (p), Emmanuel Hagman (cb), Guillaume Guest (dm).
  • Volker Engelberth Trio (Allemagne) : Volker Engelberth (p), Arne Huber (cb), Silvio Morger (dm)

Quand on a participé à la présélection du tremplin, on se demande toujours ce que cette sélection collégiale va donner lors du concours. Certaines facilités dues au développement de l’enseignement du jazz permettent aux musiciens de faire illusion, sans rendez-vous réels avec l’inspiration. Et l’une des difficultés rencontrées provient des compositions originales, qui ne le sont pas souvent.

Comment s’effectue le recrutement ? Le souhait serait de réunir des groupes de chaque pays, lauréats de leurs tremplins nationaux respectifs, et de fédérer cette initiative en un concours européen sis en Avignon. Les Européens du Nord sont bienvenus et toujours nombreux, la filière est bonne. Les Belges, souvent primés, sont des fidèles (avec De Werf et le label Jazzlab) ainsi que les Allemands. L’Italie, l’Espagne ne sont pas souvent au rendez-vous. La Grande-Bretagne brille par son absence…

Pierrick Pédron © Christophe Charpenel

Quant à la sélection, c’est un exercice délicat, un marathon d’une journée, en aveugle, à l’issue duquel il faut choisir, sur près d’une centaine de groupes, les six finalistes. On a souvent observé ces dernières années que les maquettes envoyées correspondaient à une production d’école, un peu laborieuse - des musiciens que l’on sent talentueux mais encore en devenir. Quoi de plus normal au demeurant, un tremplin ne servant pas à promouvoir des artistes confirmés ? D’où l’élimination (parfois à regret) de groupes ayant déjà un ou deux albums à leur actif. Défauts de jeunesse parfaitement admissibles que le jury condamne parfois un peu sévèrement, en soulignant avec justesse un certain manque d’expression, de jeu, d’imagination enfin.

Cette année, entraîné par un Pascal Bussy très concerné (fidèle du tremplin, directeur jazz d’Harmonia Mundi, responsable du label Jazz Village), le jury a su trouver ses marques, s’entendre sur le palmarès, sans psychodrame ni prise de pouvoir.

Le premier groupe, celui du tromboniste Matthieu Fattalini (premier album Retour en Sogdiane, 2010), manque de puissance en dépit d’un batteur omniprésent. Problème interne plus que de sonorisation, que l’ingénieur Gaëtan Ortega tente de masquer. Le tromboniste retient néanmoins l’attention (allait-il être l’instrumentiste distingué ?) sur un programme lisse qui comprend un « Mascalero » assez terne.

Le deuxième groupe, celui de Gauthier Toux (originaire de Chartres, mais vivant à Vevey, près de Lausanne), provoque une belle discussion entre membres du jury. Si les oreilles plus exercées distinguent des faiblesses, le fait qu’il reprenne la ballade « Darn That Dream » engage le débat sur une certaine réalité du jazz : que feraient les groupes si on leur imposait de de jouer tel ou tel standard sans qu’ils aient le loisir de le répéter ? Problème de courage qui se pose aujourd’hui même aux plus aguerris qui, bien souvent, évitent ces morceaux sur lesquels la critique peut s’exercer avec plus de discernement. Un exercice de style peut-être, mais qui trahit/traduit une véritable sensibilité et fait retour vers le jazz, l’improvisation, le lâcher-prise.

Le trac a sans doute déstabilisé ce trio. Le pianiste leader a néanmoins retenu notre attention dans sa façon émue et émouvante de chercher, d’étirer la mélodie qui disparaissait. Qui peut se vanter de trouver sans chercher ? Il est venu demander leur avis, à la fin du concours, à plusieurs membres du jury avec humilité, recul et lucidité quant à sa prestation. Plus que prometteur…

Le dernier groupe de cette soirée, le Volker Engelberth trio montre cohésion et assurance - vraiment peu de fêlures et de « failures » - et développe un son de groupe, propulsé par un batteur (Silvio Morger) inspiré. Toutefois, il est loin de déclencher le sursaut espéré, à l’exception du dernier morceau, « Johnnish », hommage à John Taylor, un des professeurs du tout jeune pianiste, qui a déjà fait ses classes dans les meilleures écoles allemandes (à Mannheim en l’occurrence). Un jazz d’école, pour ne pas dire scolaire, mais on sent là une belle marge de progression.

Fin de la première soirée qui, suite à des problèmes de logistique, voit se succéder deux trios, ce qui ne va pas dans le sens de l’alternance souhaitée : qui va remporter les deux jours d’enregistrement au studio de La Buissonne, un des meilleurs d’Europe, tout près de là, à Pernes-les-Fontaines ?

  • Jeudi 2 août :
  • Scrootch (Allemagne-Pologne) : Michal Skulksi (ts), René Bornstein (cb), Flo Bublys (dm).
  • Pretty Dirty Jazz Gang (France) : Benjamin Garnier (sax, sampler), Nicolas Gardel (eg), Alexis Nercessian (piano électrique), Rémi Liffran (eb), Florian Chouraqui (dm, sampler).
  • Sebastian Böhlen Sextet (Allemagne) : Johannes Böhmer (tp), Stefan Schmid (ts,ss), Volker Engelberth (p, mélodica), Jakob Dreyer (cb), Hanno Stick (dm)

Scrootch joue vite, fort et bien, à trois, sax-basse-batterie. Une formule sans piano ni guitare, désormais « classique » qui sc(ro)otche le public et le jury. « Comme au concert », déclare avec finesse l’un des membres du jury. Des formes courtes, personnelles, une authentique prise de risque, une énergie un peu brouillonne mais une musique vivante, très vivante, dans ce « Work in Progress » ou « Le fou » qui annonce la couleur. Un trio entre transe et esprit tribal. Un contrebassiste généreux grâce à qui on se sent « groovy », qui a suffisamment de place pour prendre des risques, y compris sur la ballade, où se distingue un saxophoniste unanimement qualifié de “breckerien”. Ces trois musiciens prennent du plaisir et nous aussi. Michal Skulski, le Polonais du groupe, mériterait bien le prix de soliste mais René Bornstein, le contrebassiste, n’est pas mal non plus. Comment choisir parmi des instrumentistes aussi différents ?

Meilleur instrumentiste, Sylvio Morger Volker, Engelberth trio

Les choses se compliquent avec un groupe français au nom bizarre, Pretty Dirty Jazz Gang. Erreur de présélection, entend-on même dans le jury. Avec des maladresses dans la présentation, et un style fusion dépassé.

Qu’allait faire le sextet de Sebastien Böhlen, élève de l’université de Mannheim et de la Manhattan School of Music ? Alors qu’il est difficile de passer en dernier apparaît un personnage lunaire, véritable allumé du jazz, présentateur dont l’humour frôle le « nonsense », arrangeant ses partitions sans jamais se troubler. Les autres semblent au service de leur leader, à moins qu’ils ne soient simplement à la hauteur des exigences de la composition, conçue pour tirer le meilleur d’eux (rythme, harmonie, timbres).

Scrootch, grand prix prix du public

Du « sur mesure » pour Johannes Böhmer, trompettiste délicat mais un peu limité dans sa partition, le pianiste Volker Engelberth, que l’on avait vu la veille, la rythmique solide de Jakob Dreyer et Hanno Stick. Le saxophoniste Stefan Schmid suscite l’admiration par sa sonorité de velours dans la ballade, entre Mark Turner et Warne Marsh, dira Franck Bergerot. Il est évident que ce dernier groupe mérite le prix de composition (voire le Grand Prix de groupe). Böhlen, brillant guitariste dans la lignée des Kurt Rosenwinkel/Adam Rogers (toujours selon F. Bergerot) sait entraîner son groupe, en bon chef d’orchestre de chambre. Le répertoire file sans que l’attention fléchisse, pour un jazz pictural à la dramaturgie efficace et aux effets complexes. Brillant !

Le jury attribuera le Grand prix du Tremplin au groupe germano-polonais Scrootch (un nom facile à retenir), à la quasi-unanimité, de même que le public. Grand Prix et Prix du public réconciliés ! Le public d’Avignon est connaisseur… On repère d’ailleurs bien des habitués de l’Ajmi, qui ont les oreilles grand ouvertes et exercées.

Meilleure composition Sebastian Bohlen, Sebastian Bohlen Sextet

Le Prix de Composition est, à l’unanimité cette fois, attribué au guitariste Sebastian Böhlen, leader du Sébastien Böhlen sextet. Plus difficile de choisir à qui attribuer le prix d’instrumentiste, plusieurs musiciens le méritent ; la décision finale consacrera le batteur Silvio Morger, du Volker Engelberth Trio (dernier groupe du premier soir).

  • Cloître des Carmes, vendredi 3 août.
  • Labtrio : Anneleen Boehme (cb), Lander Gyselinck (dm), Bram de Looze (p).
  • Pierrick Pedron Cheerleaders : Pierrick Pedron (as), Laurent de Wilde (piano et fender, remplaçant de Laurent Coq), Chris De Pauw (guitare électrique), Benoît Lugué (guitare basse électrique, remplaçant de Vincent Artaud), Fabrice Moreau (dm), plus la “fanfare” de l’école de musique de Sorgues dirigée par Francis Grand.

Le festival de jazz d’Avignon reprend avec le concert de Pierrick Pedron en grande formation pour Cheerleaders, sorti chez ACT en 2010. Selon la règle du Tremplin, le lauréat de l’année précédente passe en première partie ; ce sera donc ce soir le jeune groupe belge LabTrio (pour les initiales des membres), qui peaufine donc sa dernière « répétition » avant enregistrement à La Buissonne. Rappelons que cette formation, l’an dernier, avait renouvelé l’art du trio avec des reprises étonnantes de « Nardis » (Bill Evans) et d’« Erato » d’Andrew Hill, et nous avait séduite par sa rythmique, lent entrelacement du piano et de la basse.

Suspense, là encore. Le jury a-t-il eu raison de privilégier telle ou telle formation ? Quel ont été son travail, ses progrès en un an, et comment les sessions à la Buissonne ont-elles affiné le répertoire ? Dès le premier morceau, on est conquis par l’aisance, le sérieux et la pertinence de ce jeune groupe. La contrebassiste, blessée l’an dernier, a retrouvé toute sa vigueur : elle entraîne librement ses compagnons, et Bram de Looze passe du piano au Fender avec élégance. La batterie de Lander Gyselinck est étonnante : il en sort une polyrythmie étoffant un jeu de timbres variés. On ne le voit pas réfléchir, il farfouille très sérieusement dans son bazar, dans l’instant : il cherche… et trouve des effets enthousiasmants et ses comparses évoluent dans l’écrin de sa palette coloriste (« Fluxus »).
La contrebassiste présente une des pièces avec humour : si elle s’intitule encore « X », c’est qu’ils n’ont pas eu encore trouvé l’inspiration pour le titre, mais qu’en revanche, la musique et les notes ne manquent pas, eux…

Pierrick Pedron présentait donc ensuite son Cheerleaders sur la scène du cloître. Si on prétend connaître un tant soit peu ce splendide altiste, à chaque nouvel album on se trouve confronté à un tournant. Pédron n’a jamais souhaité rester dans le même sillon (où il excellerait pourtant comme dans son formidable Deep in a Dream). Ce nouveau répertoire, très ambitieux, conçu en collaboration avec la vidéaste/photographe Elise Dutartre, conte en neuf plages le rêve d’une majorette imaginaire. Entouré de son premier cercle, Pédron y prolongeait sur disque son rêve de musique avec une fanfare musclée comptant à l’origine dix-sept cuivres, et quatre voix féminines (plus Elise Caron sur « Esox Lucius »). À Avignon comme ailleurs, l’idée est de confier les parties de fanfare à une formation locale. Pas facile : le temps de répétition est très limité, d’où une mise en place qui, pour être « au cordeau », nécessite beaucoup de concentration.

L’orchestre à vents et percussions de l’École de musique de Sorgues réagit aux impulsions de son directeur, Francis Grand, qui a effectué les arrangements nécessaires : les cuivres ne sont que quinze sur scène et l’instrumentation diffère quelque peu de celle du disque. Mais le cœur y est, l’émotion est palpable sur le plateau… d’autant que le leader n’a pas le temps d’expliquer son idée - il est tout au spectacle, tout en tensions-détentes, répétitions-ruptures, changement radicaux de sonorités. On retrouve l’influence de la pop dans la guitare de Chris De Pauw, et des accents de rock progressif dès l’ouverture d’« Esox Lucius », la fanfare semblant parfois démarrer de façon intempestive, comme pour réveiller des effluves de la protohistoire du jazz. Les transitions entre les pièces assez ardues de cette suite savent aussi être subtiles, souples, comme amorties, en forme de fondus-enchaînés : la fanfare reprend, souligne, intercale sa ponctuation. On sent une maîtrise des collages et du montage au sens cinématographique. La mélodie nous fait entrer dans l’éternité d’une musique accompagnant un cinéma mental (les « marching bands », le cirque à la Nino Rota, les airs de romance américaine…).

Quant au groupe de base, il a subi des modifications : le contrebassiste Vincent Artaud est remplacé par Benoît Lugué et le pianiste Laurent Coq par Laurent De Wilde. Celui-ci envoie un solo de Fender plein de références, de citations éphémères et inattendues, dont « Trinkle Tinkle », repris au vol par le saxophoniste, bien dans son Monk. De Wilde me dira, après le concert qu’il a également cité « Friday the Thirteenth » - et pour cause : Pierrick, qui est déjà passé à autre chose, sort, toujours chez ACT, Kubic’s Monk avec Thomas Bramerie , Frank Agulhon et le trompettiste Ambrose Akinmusire sur trois titres.

Comment faire ressentir la richesse de ce concert, sa complexité qui peut étonner le public ? Ce dernier aimerait par exemple que la fanfare joue avec le quintet. Cela se produit une fois, mais en si peu de temps, c’est bien difficile à mettre au point techniquement… Ce spectacle total gagnerait à se parer de mots et d’images ; et on aurait aimé retrouver les vidéos d’Elise Dutartre… Mais quand Pierrick Pédron embouche son sax, avec son vocabulaire, son phrasé, son lyrisme à fleur de peau, sa sincérité sensuelle, son timbre soyeux, tout passe : « Val St. André », « The Mists of Time »…
Généreusement expansionniste, car il ne prend pas le pouvoir, cet enchaînement de « short stories » un peu mystérieux est une création de chaque instant qui se met en place sous nos yeux. Chaque nouveau concert révèle les richesses de la partition, comme un intertexte, un labyrinthe où on s’avance avec plaisir. A la sortie du disque, j’avais écrit qu’il fallait aller voir Pierrick et sa troupe partout où ils passaient, même si le projet paraît inconséquent, improbable, fou. Je reste sur cette impression. Remercions donc le festival d’avoir osé et encouragé cette performance. Le résultat est à la mesure de cette prise de risque, tous les cœurs à l’ouvrage. Cela se confirme : Avignon reste un lieu d’ouverture, de passages, toutes frontières abolies.

par Sophie Chambon // Publié le 10 septembre 2012

[1On peut même établir un parallèle entre une certaine pratique du jazz et cette pièce de 1921, une des premières à travailler sur la déconstruction de la fiction en faisant apparaître les personnages comme matériau déconnecté de leur auteur. Le texte n’est-il qu’un matériau, ou reflète t-il un univers, un inconscient, des contradictions qui ont pu trouver leur expression dans la nécessité d’écrire ?