Scènes

Tremplin Jazz d’Avignon 2015

« Un pont entre les jazz »

(31 juillet - 5 août)


Photo © Frank Bigotte

Cette vingt-quatrième édition aura déchaîné bien des passions !
« Pas assez jazz » au goût de certains ? Rappelons tout de même que la ligne artistique du festival est celle d’un jazz dit « pluriel » et ouvert, ayant pour objectif de satisfaire tous les publics. La programmation, axée cette année sur les vocalistes, témoignait une fois de plus de cet éclectisme, tout comme les groupes invités à concourir.

Vendredi 31 juillet : Tricia Evy Quartet

C’est donc la jeune chanteuse guadeloupéenne qui a l’honneur d’ouvrir le bal dans une moiteur tropicale, non sans rappeler celle de son île natale.
Tricia entre en scène sur fond de biguine et à peine a-t-elle exposé le premier thème que la pluie s’invite … d’un grand éclat de rire, la vocaliste et son groupe improvisent un « Singing In The Rain » qui donnera le ton de la soirée : après deux interruptions, le reste du set se déroulera dans un joyeux cache-cache avec les gouttes ; entre compositions, traditionnels antillais, standards du songbook américain et quelques perles rares brésiliennes telles que « Samba Triste » du guitariste Baden Powell (devenu « Pense à moi » sous la plume de la chanteuse), ou encore « Modinha », signée Antonio Carlos Jobim et Vinícius de Moraes.
Un bon équilibre entre ballades et up tempos, de beaux arrangements (co-signés avec son pianiste, David Fackeure) et des plages d’improvisations savamment orchestrées.
Le tout est vivant, chaleureux ; servi par la rythmique très soudée que forment Sébastien Girardot (contrebasse) et Jean-Philippe Fanfant (batterie).
La fin du concert ne dénotera pas : la pluie s’invite à nouveau pour une dernière improvisation avec le quartet … dont le fair play mérite d’être salué.

Dimanche 2 août : Die Fichten / Guillaume Perret & The Electric Epic

Lauréat du Grand Prix du Jury 2014, le trio allemand était de retour sur la scène du Tremplin pour présenter, comme le veut la tradition, les fruits de sa victoire : un premier album enregistré aux prestigieux studios de La Buissonne.
Ceux qui les ont entendus l’an passé sont unanimes : le répertoire a mûri, le jeu des musiciens aussi. Leonhard Huhn (sax alto), Stefan Schönegg (contrebasse) et Dominik Mahnig (batterie) ne se prennent pas au sérieux pour autant, jouant sur le minimalisme et l’humour très décalé qui les caractérisent. Au programme, neuf tableaux dont le batteur sera incontestablement la « star », faisant preuve d’une originalité et d’une inventivité des plus réjouissantes.

Die Fitchen © Frank Bigotte

Entracte … la nuit tombe … les chauves-souris planent au-dessus de la scène et un subtil jeu d’ombre et de lumière danse sur les façades du cloître … le décor est idéal pour accueillir le sax rutilant de Guillaume Perret.
La rythmique qui constitue The Electric Epic est diabolique : Nenad Gajin (guitare), dont on appréciera les interventions façon Wolfgang Muthspiel, Laurent David (basse) en « total look » gothique et Yoann Serra (batterie), magistral.
Certainement le concert le plus « controversé » du festival, dont on ne peut pas sortir indifférent : malgré les quelques défaillances techniques de son équipement (contrariant l’électronique de son instrument) lors des quatre premiers morceaux, Guillaume livre un set électrisant, électrifiant et aussi incandescent que le feu qui sort du pavillon de son saxophone. Une fusion d’éthio-jazz-rock-métal à réveiller les gargouilles ici présentes. « Esprit, es-tu là ? » celui de King Crimson, Mulatu Astatke et de Magma flottait indubitablement sur les Carmes ce soir-là.

Guillaume Perret © Frank Bigotte

Lundi 3 et mardi 4 août : place au tremplin

Rappelons brièvement les règles de ce concours à rayonnement européen : une sélection à l’aveugle par un comité d’experts (musiciens, journalistes, directeurs artistiques …), six groupes en finale, quatre prix dont le plus convoité : le Grand Prix du Jury.
Ultime récompense qui peut s’avérer décisive pour lancer la carrière du grand vainqueur puisqu’elle offre la possibilité d’enregistrer un album aux studios de La Buissonne (le groupe est programmé l’année suivante en première partie d’une tête d’affiche).
Ce fut le cas pour le pianiste Giovanni Mirabassi en 1996, le vibraphoniste Pascal Schumacher en 2004, la saxophoniste Alexandra Grimal en 2007 (actuellement dans l’ONJ d’Olivier Benoît) et plus récemment, le groupe Orioxy (2013).

And the winners are

Grand Prix du Jury et Prix du Public : Thibault Gomez Quintet (Fr)
Le fougueux quintet du pianiste Thibault Gomez a fait l’unanimité : un grand moment de hard bop revival dans la plus pure tradition du genre. Un Jazz Messengers (sans trompette) dont l’incontestable « star » est Robinson Khoury dans le rôle de Curtis Fuller (trombone). Le jeune Robinson a brillé par l’excellence de ses chorus et de sa technique mais au-delà de cela, c’est la maturité des compositions, l’énergie et la cohésion de l’ensemble qui ont impressionné. Un quintet féroce qui n’a pas usurpé son titre de grand vainqueur et dont on attend impatiemment le premier album.

Prix de la meilleure composition : Schntzl (Be) / Hendrik Lasure
Prix du meilleur instrumentiste : Schntzl (Be) / Casper Van de Velde (batterie).

Fraîcheur, audace et jeunesse définissent ce duo au nom improbable (dérivé de l’allemand « schnitzel », une escalope dont le groupe a fait son logo). Une configuration piano/claviers – batterie aussi périlleuse que réussie. Des compositions originales et des climats électro - futuristes évoquant parfois Mehliana ou encore Kavinsky (surtout en deuxième partie de set, lorsque Hendrik passe au Nord Stage et autres claviers, sur fond de boucles préenregistrées). Une seule reprise au répertoire : clin d’œil facétieux à Henry Mancini avec une très belle version de « Moon River ». Un duo prometteur, un nom à retenir.

Parmi les autres groupes en lice, le corbeau (Raven) du chanteur Manu Domergue a fortement déçu par sa prestation jugée beaucoup trop théâtrale. Regrettable quand on sait la réussite qu’est Chercheur d’orage (Gaya Music Productions / Abeille Musique), le premier album du groupe lauréat 2013 du Crest Jazz Vocal.
On reste dans l’univers du conte et du fantastique avec Les Comptes de Korsakoff (Fr), sextet du bassiste et chanteur Geoffrey Grangé. Un set intense, des compositions mêlant jazz - rock et musiques improvisées, quelque part entre Zappa et Nosfell. Mais là encore, la théâtralité fit de l’ombre à la musique.
Dernier groupe à concourir : Inez Quintet (De), mené par la chanteuse Inéz Schaefer, fut une belle découverte. Une voix très éthérée qui évoque instantanément Björk, Lisa Ekdahl ou encore Anja Garbarek et des compositions entre jazz, pop et trip hop / électro - minimaliste (on pense à Portishead sur « In The End », titre phare du quintet). Un beau voyage musical et poétique qui n’a que timidement « embarqué » le public.

Mercredi 5 août : Uptake / Robin McKelle

Soirée de clôture avec, en première partie, le groupe lauréat 2014 du tremplin ReZZo Focal / Jazz à Vienne : Uptake. Ces quatre « jeunes pousses » (entre dix-neuf et vingt-trois ans) réunis autour du tromboniste Robinson Khoury s’inscrivent avec brio dans la mouvance du new sound of jazz de Robert Glasper (on pense également aux projets des trombonistes Robin Eubanks et Corey King).
En témoigne un premier album So Far So Good (Jazz Village / Harmonia Mundi) dont l’incroyable maturité ne se dément pas sur scène.

C’est au cœur de Memphis que la soirée se poursuit avec Robin McKelle and The Flytones pour une heure quarante-cinq de blues, soul, funk et R’n’B. Où est le jazz dans tout ça ? Nous n’allons pas refaire l’histoire, le lien de filiation est là et les chorus de Ben Stivers au Fender Rhodes ont vite fait de rassurer les puristes du genre. Un show « à l’américaine », mené tambour battant par une Robin McKelle très généreuse avec son public, lequel n’a pas le temps de reprendre son souffle, de « Please, Don’t Let me Be Misunderstood » à « Take Me To The River » et autres classiques qui s’enchaînent. Le rythme ralentit un peu le temps d’un beau duo avec son bassiste sur « (Sittin’ On) The Dock Of The Bay ». Le troisième rappel sera le moment tant attendu : un duo chant – guitare (excellent Al Street) en toute simplicité et complètement improvisé sur « I’m A Fool To Want You », histoire de rappeler que la belle est aussi une grande chanteuse de jazz.

Le rideau tombe et déjà l’équipe organisatrice (présidée par Jean-Michel Ambrosino et Robert Quaglierini) nous promet un cru 2016 exceptionnel, à l’occasion des vingt-cinq ans du festival. Le rendez-vous est pris.