Scènes

Un quintette d’improvisation aux Sorins

Les Dimanches de l’Impro sont des rendez-vous mensuels d’improvisation organisés par l’infatigable Jacques Pochat.


Isabelle Duthoit se prépare. © Guy Sitruk

Finis les rendez-vous à la Guillotine, et bienvenue dans un bel immeuble au coin de la rue des Sorins, dans le même quartier de Montreuil, l’une des villes qui jouxtent Paris à l’est. Au fil des années, cette ville est devenue un lieu privilégié d’aventures musicales.

Pour ce 1er décembre, un quintette d’improvisation était au programme avec Sophie Agnel (p), Lionel Garcin (saxes), Isabelle Duthoit (cl, voc), Claude Parle (acc) et Yaping Wang au yangqin, l’équivalent du tympanon.
Avec une telle formation d’improvisation, le résultat est difficilement prévisible.

Sophie Agnel, Lionel Garcin, Isabelle Duthoit
Sophie Agnel, Lionel Garcin, Isabelle Duthoit

Alors que Sophie Agnel égrène quelques notes isolées, avant de battre le cadre de son piano, on entend des grincements émerger d’une masse sonore complexe.
C’est Isabelle Duthoit, yeux fermés, qui fait craqueler sa voix au risque d’un déchirement, toute entière dans une dramaturgie intérieure. Immédiatement, le piano martèle une même note en support à cette errance périlleuse, les doigts volent sur les touches de l’accordéon, les baguettes de bambou aussi sur la yangqin, alors que les notes crépitent sur l’alto. Il y a une urgence chez Isabelle Duthoit. Son histoire n’attend pas. Elle s’empare du pavillon de sa clarinette pour des feulements sauvages, puis de son instrument entier pour des craquettements alternant avec ses chants étranges, ses yeux fermés, les traits de son visage mobiles dans des expressions aux allures japonaises. Tout dans ses jeux captive. Elle vit dans un rêve étrange, aux limites de ses possibilités physiques, en aventurière des sons, fragile et intrépide à la fois, d’une énergie farouche, en un flot qui ne connaît pas de pause.
À son côté, Lionel Garcin, lui aussi yeux fermés, paraît d’un calme zen, alors que les clés de ses saxes déversent des grêles ininterrompues (on pense à Franz Hautzinger). Tout lui est bon pour varier les matières sonores, l’alto avec et sans bec, une pomme (?) en guise de sourdine pour davantage de souffles et moins de notes pures. Il imprime par moments une proximité avec la clarinette de sa voisine, avec la même intériorité, la puissance en plus, la dramaturgie en moins.
Sophie Agnel choisit de se mettre au service des autres. Elle peut déployer un spectre sonore particulièrement large et ainsi investir l’espace avec son piano (ou son cordophone) quand elle joue en solo, mais ici, en groupe, elle ponctue le flot torrentiel du groupe, déverse à son tour des nappes sombres, martèle, fait résonner ses cordes, fait vibrer le bois de son imposante machine à sons. On la voit souvent debout, scrutant ses amis pour anticiper les changements ou les provoquer, et plongeant dans les entrailles de son piano ou lui rappelant qu’il est aussi instrument à percussion.

À l’autre extrémité de la scène, Claude Parle et Yaping Wang font aussi corps avec le groupe, mais chacun à sa manière.

Isabelle Duthoit, Claude Parle, Yaping Wang
Isabelle Duthoit, Claude Parle, Yaping Wang

L’instrument de Yaping Wang ne lui permet pas de rivaliser avec les masses du piano, mais sa sonorité spécifique, ses pluies de notes se distinguent aisément dans les phases de relative accalmie, en particulier lors du dernier tiers du concert, apportant des saveurs un peu acides, comme un frais parfum d’agrumes.
Ah ! le grand Claude et ses soufflets rouges. Il fait virevolter ses doigts, fait parfois tourner ses poings sur les touches, accompagne les aventures d’Isabelle par de grandes masses aux granulations multiples comme on ouvrirait un arc-en-ciel sonore, ou au contraire choisit de petits frémissements, voire des gazouillements. Il dispense aussi des nappes crépusculaires, par exemple lors de mitrailles de Lionel Garcin. Il berce son instrument sur son épaule quand Sophie Agnel pose des taches de couleur, ou enclenche certains des moments furieux du groupe.

La réussite ce soir-là était celle d’un groupe. Tout le set durant, de nouvelles figures apparaissaient, s’entrecroisaient en des topographies sonores inédites. Des grandes vagues aux irisations complexes, des respirations amples, des micros crépitements, des résonances de touches au piano, des nuits qui hululent, des averses drues. Mais c’est surtout en seconde partie du concert que notre sensibilité a été particulièrement gratifiée. Le groupe était sur les crêtes, les perceptions et les expressions à vif, notre plaisir aussi.

Partageons ce moment si particulier avec une vidéo d’amateur, réalisée avec un téléphone portable et sous une lumière pas assez riche. Mais c’est le témoignage qui importe.