Chronique

Uwe Oberg & Heinz Sauer

Sweet Reason

Uwe Oberg (p), Heinz Sauer (ts)

Label / Distribution : Jazz Werkstatt

Uwe Oberg est un artiste qui aime écouter ; il est doté d’une empathie naturelle qui lui permet de faire mieux qu’accompagner les musiciens qui le côtoient. Il les précède dans leur désir, ouvre des pistes multiples qui permettent le choix et l’abondance, même dans les formes les plus libres. Adepte des formations restreintes (on l’a notamment entendu avec Silke Eberhardt en duo, voire en solo où il excelle), le pianiste met beaucoup d’enjeu dans ses rencontres duales. A fortiori lorsqu’il s’agit d’un musicien aussi vénérable que son compatriote saxophoniste Heinz Sauer. Sweet Reason, premier album de ces deux-là, prend ses racines dans la jeunesse d’Oberg, quand il découvrit Ellingtonia Revisited !, l’album de Sauer en duo avec le pianiste Bob Degen. Autres temps, mais mœurs immuables : Heinz Sauer a toujours ce timbre solide et légèrement nasillard, mais surtout cette décontraction pleine de souplesse. Quand à Oberg, son jeu est plus heurté et plus complexe que Degen : en témoigne la miniature « Reste von Licht », où il époussette de sa main droite quelques brisures cristallines.

Mais la différence majeure est de taille : la plupart des morceaux originaux sont l’œuvre des deux musiciens, un exercice qu’ils mènent aussi avec Jörg Fischer à la batterie. A part « Bloodcount » de Strayhorn, on est loin d’Elligton, encore que certaines prises de risque rythmiques, certaines tournures lui prêtent clairement allégeance, comme ce beau « Weiter » où Sauer se révèle d’une puissance tranquille, qui a besoin de peu de notes pour instaurer un climat. Uwe Oberg s’y installe comme chez lui. Mieux, il le transcende. L’ombre à petit trait comme il faut, à coup de phrases courtes et répétées et d’une main gauche volontiers parcimonieuse, toujours sur un fil léger qui, s’il se tendait un peu trop, pourrait emmener le ténor vers de fortes algarades. Ce ne serait ni le sujet ni le ton, entièrement voué à la concorde. Prenons « Twombly » pour s’en convaincre : Sauer joue très en avant, montre des signes de nervosité, mais le piano le soutient et l’englobe, joue vite et sec mais toujours avec le souci de s’appuyer sur le langage de l’autre. C’est ainsi qu’on construit les duos les plus soudés. Et dans ce morceau, ils semblent ne faire qu’un. Sauer, qui a joué avec Michael Wollny dans un registre cherchant peut-être davantage la joliesse, a trouvé en Oberg un alter ego.

Heinz Sauer a des semelles de vent. La figure du jazz allemand, 87 ans au compteur, semble retrouver toute sa jeunesse au contact de son cadet, 30 ans plus jeune. Lorsqu’on écoute « Ursa Minor », l’une de ses compositions, on perçoit une sensibilité qui s’est forgée dans tous les rebondissements de l’histoire des musiques improvisées européennes. Mais comme Oberg, il n’a pas besoin d’en mettre partout ou de s’époumoner pour s’estimer libre. Pour la musique de Sweet Reason, il suffit d’un goût immodéré pour la simplicité et la fluidité, pour des instants méditatifs dépourvus de toute référence mystique, comme « Hafendrunfahrt » qui s’immisce dans une peinture de Johannes Heisig, cinglant les ténèbres de couleurs vives avant de découvrir une paix qu’on pourrait qualifier de coltranienne, mais là aussi toujours à l’équilibre précaire. Au millimètre. Un bijou.