Chronique

Silke Eberhard & Uwe Oberg

Turns

Uwe Oberg (p), Silke Eberhard (as, cl)

Label / Distribution : Leo Records/Orkhêstra

Il ne faut parfois pas longtemps pour comprendre le fonctionnement d’une relation aussi intime qu’un duo. « Ping Pong Pogo », qui ouvre Turns, le premier album en commun du pianiste Uwe Oberg et de la multianchiste Silke Eberhard, en est le parfait exemple. Les deux musiciens allemands avancent de front, en confiance, avec une envie évidente de jouer à ces jeux d’évitement qui font le bonheur des cours de récré : chat et souris, gendarme et voleur… Sax alto et piano en liberté. Un équipage qu’Eberhard connaît bien ; on l’avait entendue avec Ulrich Gumpert autour d’un thème de Gillespie, mais elle a aussi croisé Dave Burrell ou Aki Takase, avec toujours en toile de fond quelques figures du jazz à célébrer. A commencer par Eric Dolphy, dont elle est considérée comme une spécialiste - en témoignent ses disques avec Potsa Lotsa, ou son Eric Dolphy Memorial Concert.

Uwe Oberg est tout autant pénétré par ses glorieux prédécesseurs. Steve Lacy, en premier lieu, dont il utilise la musique dans son groupe Lacy Pool, mais aussi Monk, ce que souligne sa manière si particulière de déconstruire les thèmes. Ici, « Sketch N°5 » permet au pianiste de laisser courir des traits ironiques sur une mélodie abstraite, sur laquelle l’alto de sa complice se brise avec beaucoup de fougue. Les deux récents solo d’Oberg, tant chez HatHut que chez Leo Records, ont également mis en lumière son talent de compositeur. Ainsi, « Enzym & Eros », que l’on retrouve sur Twice, At Least, est un motif répétitif qui se transforme en une petite danse légère entre les musiciens. Lorsque le souffle d’Eberhard se fait plus caressant, le piano l’accompagne. Mais ça n’empêche pas Oberg de fouiller dans les aigus rendus mats par quelque visite des tréfonds du clavier pour s’harmoniser avec le claquement des clés du saxophone. Il en résulte un climat étrange, abstrait, qui offre de l’espace aux improvisations. Y compris lorsque le duo s’empare de thèmes d’Annette Peacock (sensible relecture de « Mr. Joy » où rode l’ombre de Marilyn Crispell et où le son d’Eberhard se charge de scories) et de Carla Bley.

C’est avec les morceaux de cette dernière que le duo brille le plus. Il y a d’abord « King Korn » qu’Oberg joue par ailleurs en solo. Avec sa consœur, il souligne un aspect ludique, sous-jacent dans l’original. L’alto, soudain lyrique se heurte aux canevas devenus denses du clavier, sans pour autant s’affronter. Simplement, le duo dialogue avec énergie, et une certaine malice qui tourne, virevolte, pétille malgré les chemins complexes et les cahots fréquents. C’est le sujet de « Batterie », de Bley qui semble partir en tous sens, exploser de part et d’autre sans pour autant dévier de l’original. Avec cet album, le duo va ensemble jusqu’au bout d’une certaine idée du jazz, qui s’exprime à merveille dans le « Scootin’ About » de Jimmy Giuffre où Eberhard troque le saxophone pour une clarinette pleine d’intensité. A la fois pétri de références et prêt à toutes les aventures… Un paradigme qu’ils expérimentent par ailleurs en trio avec Gerry Hemingway. Naturellement, est-on tenté de dire. Turns est le portrait réussi d’une véritable famille musicale.