Chronique

Zoh Amba

Bhakti

Zoh Amba (ts), Micah Thomas (p), Tyshawn Sorey (dms) + Matt Hollenberg (g, 3)

Label / Distribution : Mahakala Music

Dans la religion hindouiste, le bhakti est une voie vers la libération, l’émancipation, par le biais des émotions ; il ne semble dès lors pas incongru que certains musiciens de jazz s’emparent du concept. Bhakti, c’est le nom d’un album en trio augmenté de Zoh Amba, jeune saxophoniste étasunienne née dans une petite ville du Tennessee et appelée à devenir l’une des grandes figures de la Creative Music de ce côté de l’Atlantique. Le scrutin d’El Intruso ne s’y est pas trompé en la nommant dans la catégorie Espoir, et les festivals de l’été en Europe nous avaient alertés. De l’espoir, on en a dès l’écoute de « Altar Flower » où le ténor ferraille avec le piano de Micah Thomas, autre grand nom en devenir dans un style habituellement plus convenu. Ici, ça castagne, on ne peut pas dire autre chose, surtout lorsque la batterie de Tyshawn Sorey se mêle au chaos. L’apaisement vient du piano qui, dans la profondeur et la simplicité de son jeu, va renouveler le souffle en même temps que la batterie va se faire plus musicale, caressant les cymbales. Le saxophone s’apaise et la musique en devient soudain plus lumineuse, même si elle peut être vacillante.

On peut parler tradition, aller chercher les aînés du côté de Rempis ou d’Ayler dans son côté furieusement spontané et vivant, d’autres citeront David S. Ware pour sa recherche spirituelle heurtée, mais forcer à tout prix les ressemblances, c’est enfermer une parole unique et directe comme on n’en entend pas souvent. Zoh Amba a une histoire, fragile et écorchée, qui l’a menée du sud des États-Unis jusqu’à New-York où elle a affolé les radars, avec David Murray comme professeur et John Zorn comme promoteur ; il en résulte cette musique que l’on pourra qualifier sans hésiter de diamant brut. Écoutons la rage intérieure de « The Drop And The Sea », fabuleusement canalisée par Tyshawn Sorey qui se délecte manifestement de ce déluge. Le timbre d’Amba, ce vibrato coupant comme un miroir brisé pourrait être synonyme de colère : quand la guitare du musculeux zornien Matt Holleberg rejoint le trio sur le long « Awaiting Thee », il n’est d’abord pas question d’autre chose. Mais comme dans les autres morceaux, il y a une forme de rédemption, d’émancipation qui passe dans le réconfort de la base rythmique. Réconfort n’est pas adoucissement, mais un moyen de ne pas se noyer dans sa fureur ; le pianiste ici est au centre de toutes les attentions. Il faudra veiller à ce que le diamant brut ne se polisse pas trop.

La musique comme échappatoire aux vertus guérisseuses, comme exutoire, la chose est courante. Il est plus rare de sentir ce biais aussi omniprésent à l’écoute, presque physiquement. La musique de Zoh Amba est comme une allumette embrasée qui se consumerait avant de brûler les doigts. Ce qui est intéressant dans ce Bhakti qui fera date, c’est que l’on perçoit que la personnalité, la spiritualité de Zoh Amba conduit à une forme de résilience instantanée. La jeune musicienne a une force incroyable, presque démiurgique. Elle sait s’entourer de musiciens capables de la suivre dans son univers. C’est le plus important, et c’est ce qui augure de très belles choses pour la suite d’une carrière qui, à 22 ans, lui tend les bras.

par Franpi Barriaux // Publié le 2 avril 2023
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