Chronique

Alexander von Schlippenbach & Rudi Mahall

So Far

Alexander von Schlippenbach (p), Rudi Mahall (bcl)

Label / Distribution : Relative Pitch

On aimerait dire que c’est une fabuleuse rencontre, fortuite et magique, mais ce n’est pas le cas. Ce disque qui réunit le clarinettiste Rudi Mahall et le pianiste Alexander von Schlippenbach est pavé d’intimité et patiné par le temps. « Chase », par exemple, en représente une sorte de chimie pure : une clarinette basse qui s’insinue comme l’eau du torrent entre les pierres mobiles de son lit que dessine le piano avec une fluidité naturelle. Les deux artistes sont de la même famille. Musicale, c’est un fait, depuis que le fondateur de Globe Unity Orchestra a convié son ami soufflant dans plusieurs de ses projets, notamment le célèbre Monk’s Casino. Mais aussi la famille de cœur, puisque Mahall est également un fidèle d’Aki Takase, la compagne du pianiste, avec laquelle il a enregistré le formidable Duets for Dolphy. On croit d’ailleurs en entendre quelques réminiscences sur « Barrel » où la main gauche de Schlippenbach maintient la tension tout au long du court morceau où s’agite une certaine conception du jazz, passé au tamis de la musique improvisée européenne.

Cette conception est longuement exposée dans le premier morceau, qui se livre entièrement : « All Jazz Is Free », annonce-t-on pendant que dansent pour nos oreilles les fugaces évocations de musiciens auxquels les deux hommes n’ont cessé de rendre hommage. Ce n’est pas une revue des effectifs, c’est un manifeste ! On croit plonger tout entier dans un stride gouailleur, et voilà déjà la clarinette qui nous tire par la manche et s’empare de la rythmique pour libérer un piano qui se met à courir droit devant, en marmonnant. Le frottement entre les improvisateurs est continuel, mais jamais acrimonieux. Il fait des étincelles, et le feu réchauffe. Même les accès de rage de Mahall sur « All In », alors que le piano tient une ligne presque sage, ressemblent davantage à des éclats de rire qu’à des exhortations. Nous assistons à une discussion au coin du feu qui s’anime et taquine mais qui abolit absolument toute convenance ou politesse malvenue. Le matériel improvisationnel est à cette image : brut, ramassé et haut en couleurs. Mais avant tout absolument égalitaire et fraternel.

C’est une belle surprise que nous offre le label étasunien Relative Pitch avec So Far. C’est en effet la première fois que les Berlinois se retrouvent en tête-à-tête, ce qui peut sembler étrange au regard des années passées en proximité. L’aisance avec laquelle ils se sont trouvés appelle sans doute d’autres rendez-vous, et le clin d’œil à Monk sur « Apostrophy » donne peut-être quelques pistes. S’il est une chose certaine, c’est que Rudi Mahall est davantage qu’un sideman de luxe. Il est même plus qu’un héritier de ce que le pianiste a toujours voulu défendre, une liberté totale fortement teintée de tradition qui valorise l’instant et l’émotion. Avec So Far, le duo s’est immédiatement dirigé vers le sommet sans craindre le précipice. Lorsqu’on est à ce niveau de confiance mutuelle, que peut-il arriver ? Jusqu’ici, des miracles.

par Franpi Barriaux // Publié le 7 octobre 2018
P.-S. :
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