Sur la platine

Trios d’oreilles grandes ouvertes


Voici plus de dix ans que le label suisse Wide Ear Records nous aide à maintenir les oreilles grandes ouvertes, en quête de sons comme de liberté. Depuis quelques mois, le label, qui offre souvent des cartes blanches aux improvisateurs suisses, d’Urs Leimgruber à Alfred Zimmerlin, fait paraître de bien luxueux trios qui témoignent toujours et encore de la vigueur de la scène helvète. Petit tour d’horizon.

L’Umiak est une pirogue inuite faite de bois et de peaux, c’est donc un ustensile qui partage avec le violoncelle d’Alfred Zimmerlin un certain nombre d’atomes, et il semble que ceux-ci soient plutôt crochus. On connaît Zimmerlin pour ses expériences avec Daniel Studer, et c’est avec un trio tout neuf et totalement alémanique qu’il fait voile ici : s’il nous avait habitués au dialogue des cordes, on le retrouve avec la saxophoniste bâloise Eva-Maria Karbacher que nous avions entendue avec le Uneven Sax Quartet, déjà sur le label Wide Ear. Ici, s’ajoute l’oudiste Christian Moser. Ce dernier est un élève de Zimmerlin qui a commencé au violon avant de découvrir l’oud en vivant à Istanbul. Son approche très ouverte de l’instrument, joué avec de nombreux objets en guise de plectre ou en résonance sur les cordes, est une des clés de ce disque.

L’umiak du trio à l’habitude des courants contraires et flotte sur les rapides. Des jeux de clés de Karbacher aux sifflements des cordes du violoncelle, cette musique est un jeu de piste et un remous permanent ; en allemand, Irrlicht pourrait être traduit par Feu follet, et c’est exactement ce qui se présente. L’archet de Zimmerlin s’agite, Moser lui répond par des bruits mats qui accompagnent un saxophone toujours en mouvement. Il y a de l’énergie et une facette très intrépide à cet orchestre gentiment turbulent, ou pour mieux dire espiègle. Comme souvent dans ses projets, Alfred Zimmerlin travaille le son de manière assez brute et joyeuse, laissant beaucoup de place à ses jeunes camarades. « Irrwitz » est un joli dialogue entre des cordes assourdies par divers artefacts et un saxophone qui sonde les profondeurs d’une improvisation mouvementée.

Dans la tradition d’artistes comme Phil Minton ou plus sûrement Jaap Blonk, l’artiste vocal Urban Mäder est l’attraction de Blaustart, second trio de Wide Ear Records proposé ici. Le climat est étrange et laisse l’auditeur sur le qui-vive, pour peu qu’on s’y plonge sans a priori. Pour accompagner Mäder, on retrouve les claviers de Hans-Peter Pfammatter, grand habitué de ces ambiances et des labels connexes que sont Wide Ear et Veto Records. L’électronique de Pfammatter, couplée avec un jeu de cordes dans les entrailles de ses claviers, fait osciller la musique entre hallucinations synthétiques et ressenti charnel, la ligne de crête étant franchie très aisément par Mäder dont le babil, parfois proche du français, a des ressources inquiétantes, voire troublantes (« Zeitlücke »). Dans cette direction, on retrouve la saxophoniste Silke Strahl, qu’on avait d’ailleurs déjà entendue avec Eva-Maria Karbacher dans l’Uneven Sax Quartet. « Strandware » et l’oscillation du souffle du saxophone qui cueille les bribes de voix de Mäder, et sa débauche d’objets au cœur des vagues impondérables de Pfammatter, est le symbole d’un disque profond où il est bon de plonger tête la première, sans davantage de repères.

Pour terminer ce triple tour d’horizon des trios de Wide Ear Records, il ne semblait pas possible de faire abstraction d’un disque sorti discrètement fin 2024 et qui réunit pourtant, aux côtés du guitariste Flo Stoffner, un habitué du label, deux musiciens berlinois parmi les plus fameux. Inutile de revenir sur le batteur Michael Griener, dont nous ne cessons de dire toute l’importance sur la scène européenne : notons juste qu’il est aux côtés de son vieux compère Rudi Mahall pour une séance d’improvisation qui se qualifie elle-même d’exorcisme ! Die Exorzistin est plein d’humour, ce que l’esprit hâbleur de Mahall n’a pas de mal à mener. « Antiphon 11 » est à l’image d’un trio qui s’est mis d’accord, nous disent les notes de pochette, pour être en désaccord. La guitare aride de Stoffner frotte fort contre la clarinette de Mahall et se joue d’une batterie très musicale qui recherche avant tout le tintement du métal et les ronflements de la caisse claire. La clarinette est heurtée et vindicative, ça grogne contre la batterie et le plaisir est total. La musique de Die Exorzistin est hirsute et volontairement mal peignée, et l’exorcisme passe par toutes les couleurs et tous les états, de la colère à l’ataraxie. Chaque morceau, très court, est une convulsion différente et une façon d’aborder et de sculpter une masse du silence abordée comme une matière brute. Une sorte d’étendard pour un label comme Wide Ear Records.