Sur la platine

Amaryllis Belladonna, les fleurs d’Halvorson

Double sortie et nouvelle avancée dans le parcours de Mary Halvorson


Depuis 2020 et son deuxième Code Girl qui a absolument révolutionné son approche de l’écriture sans remettre en cause le jeu qui lui est propre, la guitariste Mary Halvorson s’était d’abord mise au service de ses pairs, ou plutôt de ses proches. D’abord Tomas Fujiwara, dans Triple Double, également au sein de Thumbscrew, en passe de devenir le vaisseau amiral des deux musiciens, puis Sylvie Courvoisier dans un remarquable duo. Mais on sait la musicienne intarissable, et il semblait nécessaire de continuer à faire avancer son approche personnelle, et de la confronter à d’autres.

Avec Amaryllis Belladonna, Mary Halvorson offre deux faces de la même image, à la fois belle et vénéneuse. Ne nous y trompons pas, il n’y a pas d’un côté Amaryllis et de l’autre Belladonna : il s’agit d’un diptyque, qui se répond et se complète. C’est d’ailleurs le nom complet de la plante sud-américaine, paraît-il franchement toxique mais attirante. Et ce sont deux équipes : un sextet qui réunit la fine fleur de l’improvisation américaine actuelle, comme autant de Unes de Citizen Jazz d’un côté, et un quartet à cordes de l’autre. Même si le Mivos String Quartet est présent sur quelques pistes d’Amaryllis, ce n’est pas seulement pour donner de la cohérence à l’ensemble mais, comme pour les aquarelles qui illustrent les pochettes, pour garder l’esprit, la teinte fugace d’une feuille blanche.

Amaryllis, le premier versant du diptyque, semble plus attendu, tellement cette musique sonne comme une évidence. À la tête d’une formation dont le personnel compte parmi les musiciens dont elle souhaite s’entourer à l’heure actuelle (Tomas Fujiwara, toujours, à la batterie, mais aussi la trompette d’Adam O’Farrill, découvert sur Artlessly Falling), la guitariste déroule une musique justement écrite et qui sait utiliser au mieux la couleur des instruments. Ici, dès l’ouverture avec le morceau Night Shift, le vibraphone de Patricia Brennan, plutôt que de se satisfaire de nappes vaporeuses, s’impose avec espièglerie comme une petite machine stimulante qui anime le morceau avec gourmandise. Vient alors se poser par-dessus une section de soufflants aussi précise dans ses ajustements harmoniques que fort à propos. Surtout, alors qu’on pourrait sembler être à l’écoute d’un formation orchestrale, gorgée de swing certes mais traditionnelle dans sa facture, la guitare s’immisce entre les pupitres pour la dégager d’un territoire jazzistique trop étroit et l’amener vers un ailleurs ouvert.

Car la capacité de Halvorson à jouer sur « tous les tableaux esthétiques » lui permet de proposer une synthèse digérée et réussie. Parvenue, en effet, à un moment de son parcours où elle se débarrasse enfin de quelques tics qui pouvaient encore encombrer son discours, elle parvient à atteindre une ligne claire immédiatement accessible. Le titre Amaryllis en est une preuve supplémentaire. Un groove profond alimente l’avancée du morceau en laissant un place d’expression aux instrumentistes (formidable Nick Dunston sur ce titre) qui structurent une architecture imparable, à chaque fois justifiée.

Chaque titre renouvelle, en effet, le champ d’expression exploré. Avec, dans le même temps, une cohérence globale sur le répertoire en son entier, la guitariste fait valoir sa personnalité : son goût pour les mélodies chantantes, son humour léger (comme sur Slide Effect habillé pour l’occasion des cordes du Mivos String Quartet) qui nous fait avancer en territoire connu. Avec une délicate prise par la main nous amenant sur des chemins de traverse, l’élégance du propos séduit aussitôt. Dans sa manière de conjuguer la rigueur des compositions et l’immédiateté de leur appréhension, Mary Halvorson se place définitivement dans la grande tradition de la pop « à l’américaine ». L’exigence y est une vertu première de l’entertainment le plus accompli.

On le voit, un morceau comme « Side Effect » est un véritable point de fusion où la contrebasse a toute son importance. Mais si le disque en sextet augmenté est la face la plus brillante de cette œuvre double, Belladonna dit beaucoup des directions dans lesquelles Halvorson a l’intention de s’engager. Un disque court, qui renferme tout le sens de l’harmonie de la guitariste. Le travail avec le Mivos s’inscrit dans une tradition musicale dans laquelle elle se reconnaît : les cordes ont joué des pièces de George Lewis, et travaillent régulièrement avec Ambrose Akinmusire. Sur « Nodding Yellow », dans la belle entame du violoncelle de T.J. Borden, on perçoit, presque en temps réel, tout le cheminement de l’approche serpentine de la guitariste.

On pourrait penser, dans un premier temps, que le son de la guitare est plus ferme, moins travaillé. Il n’en est rien. Avec les violons de Maya Bennardo et Olivia de Prato, on comprend que Halvorson est dans la sculpture fine et le luxe de détail. Une approche qui prend tout son sens avec le magnifique « Flying Song » qui alterne des mouvements répétitifs et des instants plus lyriques. La guitare dialogue avec le quartet et l’échange tient davantage de l’émulation mutuelle que la fusion. Mary Halvorson ne souhaite pas devenir la cinquième joueuse de cordes. Son instrument est un timbre à part, à la manière d’une chanteuse.

C’est cette distance que l’on retrouve sur Belladonna. Celle qui animait déjà Code Girl. Il ne faut pas oublier que Mary Halvorson a beaucoup travaillé avec Jessica Pavone. On retrouve, dans tout le relief de « Haunted Head », la germination de Thin Air. La raucité de l’alto de Victor Lowry Tafoya est, dans ce morceau comme dans l’ensemble des deux albums, d’une importance primordiale. Dans ce long morceau central, c’est l’alto qui est la clé de voûte. On pourra sans mal comparer cette œuvre de Halvorson à Lull de Pavone : même si Belladonna est moins radical, il emprunte les mêmes chemins qui tangentent le jazz, la musique écrite occidentale contemporaine, et ne rechignent pas à se souvenir de quelques pigments laissés là par l’école de Canterbury. Pour ses premières partitions pour quatuor à cordes, Mary Halvorson a tout de suite trouvé son propre chemin. Qui s’en étonnera ?

par Franpi Barriaux , Nicolas Dourlhès // Publié le 2 octobre 2022
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