Chronique

Arnaud Dolmen

Adjusting

Arnaud Dolmen (dm), Leonardo Montana (p), Samuel F’hima (b), Ricardo Izquierdo (ts), Francesco Geminiani (ts),

Label / Distribution : Gaya Music / Socadisc

Qu’un batteur soit musicien, on l’admet. Mais poète ? Philosophe ? Plasticien ?

C’est pourtant sous ces jours qu’apparaît Arnaud Dolmen avec son nouvel album. En s’interrogeant sur ces écarts qui jalonnent nos quotidiens, et sur les ajustements perpétuels qui en découlent, il a accumulé une matière créative suffisamment dense pour déployer un nouveau répertoire d’une originalité confondante. Avec un choix d’emblée pianoless, il affirme dans un océan de couleurs les potentialités harmoniques de sa batterie - c’est en cela un digne héritier du légendaire Max Roach. Et quand un piano déboule (Leonardo Montana, bluffant d’aisance expérimentale et de swing), c’est toujours dans cette perspective d’un jeu sur ce qui sépare mais aussi sur ce qui rapproche, en particulier sur les intervalles musicaux. Le piano peut même se faire percussif quand la batterie se fait harmonique.

Heureusement le bassiste, le diablement efficace Samuel F’hima, est là pour tenir les murs de cette maison prise dans des secousses telluriques ! Ajoutons à ces renversements esthétiques singuliers le choix d’une section de soufflants composée de deux saxophonistes qui prennent un malin plaisir à esquiver les unissons pour mieux faire écho aux propositions polyphoniques et polyrythmiques du leader - formidables Francesco Geminiani et Ricardo Izquierdo -, quand ils ne font pas des chorus d’une sensualité bop et funky remarquable.

Question musicalité et même poétique des peaux et cymbales, le leader en connaît un rayon : sa culture gwoka, née de la résistance des Africains déportés en esclavages et de leurs descendants, irrigue l’album et atteint une dimension universelle par-delà sa Guadeloupe originelle. Ainsi du thème d’ouverture « The Gap », dont les inclinations « marching band » du thème font écho, pour nous, aux mobilisations des Guadeloupéens contre la « profitation », cette exploitation éhontée des peuples antillais à l’ère du capitalocène post-colonial. Ainsi de ce « Graj ou Toumbla » où, non content de fourbir des vibrations mélodiques qui comblent d’aise, il fait osciller la composition entre deux et quatre temps, jouant des codes d’une musique que l’on assimile trop souvent uniquement aux percussions. Ou bien également de « SQN », une sorte de mazurka post-bop sur laquelle la danse où il nous convie, avec l’accordéon de Vincent Peirani, a quelque chose de doux et combatif simultanément.

Saluons également la présence de la poétesse chanteuse haïtienne Moonlight Benjamin, prêtresse vaudou, dont la voix ample convie à quelque rituel de dépossession. On se doit également de signaler le très naturel « Les Oubliés », dédié aux musiciens antillais qui entretinrent la flamme d’un jazz spirituel jusque dans l’Hexagone : ici, Arnaud Dolmen donne dans le « bouladjen », cette pratique de percussions corporelles jouée notamment lors des veillées funéraires, pour une biguine sur laquelle le sax a des accents rollinsiens - Adrien Sanchez sur ce thème. Très respectueux de ces vibrations d’émancipation, il les conduit dans une dimension spirituelle rare mais aussi d’une évidence naturelle. Comme sur ce « Cavernet » issu de réflexions sur la manière dont le numérique ravive le mythe platonicien de la caverne : son instrument crépite comme un feu archaïque tandis que la basse esquisse les parois, et que les saxophones font surgir des ombres qui dansent à leur surface comme dans une valse éternelle…

Car notre batteur, non content d’être poète, se fait aussi philosophe. Ou même plasticien, lorsqu’il propose à ses musiciens de jouer dans une perspective impressionniste, sur « For Real » notamment, où alternent couleurs chaudes et froides et où les formes se font écho, ou même sur « Résonance » : sa complicité avec Naïssam Jalal y fait jaillir des paysages mouvants d’une infinie tendresse et simultanément lourds d’orages à venir. Et l’on fond d’un plaisir exquis sur la ballade « Ka Sa Té Ké Bay » ou sur l’hymne à l’enfance qu’est « Ty Moun Gaya ». Cet album contient bien des trésors, que l’on découvre à chaque nouvelle écoute. Avec Adjusting, Arnaud Dolmen déploie un talent de compositeur d’exception pour mieux nous rappeler que le jazz sera toujours une musique créole, comme notre évidente humanité commune.

par Laurent Dussutour // Publié le 30 janvier 2022
P.-S. :

Avec : Vincent Peirani (acc), Naïssam Jalal (fl, voc), Moonlight Benjamin (voc), Adrien Sanchez (ts)