Banlieues Bleues 2006 [1]
L’édition 2006 de Banlieues Bleues : un festival de plus en plus riche, de plus en plus long…
L’édition 2006 de « Banlieues Bleues » est une fois de plus marquée par l’omniprésence des musiciens américains, mais cette fois en proportion équivalente aux musiques d’ailleurs, peut être à cause de la durée même du festival cette année : un mois et demi (du 25 février au 07 avril).
On commence, le 9 mars, au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, par deux concerts à forte orientation free jazz américain. La première partie est assurée par Assif Tsahar et Cooper Moore, la seconde par Milford Graves.
Le duo Tsahar/Moore débute avec un jeu d’éclairage agréable qui projette les silhouettes des deux musiciens sur les murs de la salle. Cette première partie devient peu à peu passionnante de par son originalité musicale - qu’il s’agisse de Cooper Moore aux « home made instruments » ou d’Assif Tsahar au saxophone et à la clarinette basse, avec ses sonorités et ses idées novatrices.
- Cooper Moore © Jean-Marc Laouénan/Vues sur Scènes
Cooper Moore, donc, fabrique lui-même ses instruments : touche-à-tout mais pas bon à rien ! C’est en effet un excellent pianiste reconverti dans différents projets de nouvelles sonorités, en particulier en collaboration avec son compère de ce soir. Il sert essentiellement d’assise rythmique au duo, mais ne se contente pas de ce rôle ingrat : il fait chanter ses instruments et en exploite les caractéristiques principales - le plus souvent limitées - pour en faire des instruments à part entière. En très grande forme, il le fait savoir au public en essayant de l’entraîner dans son univers de cris et d’autodérision. Il nous présente Ainsi son « half-drum » - composé d’une cymbale et de deux tambourins plats qui sonnent presque comme une contrebasse sourde tout en servant d’éléments rythmiques. Il nous fait aussi planer doucement lorsqu’il souffle dans un embout de flûte traversière dont le vibrato fait penser au son de l’archet sur une scie. Autre moment fort : Moore jouant au bâton sur un manche de basse électrifié accompagnant Tsahar (au sax) de manière trash et démente. Ces sons trafiqués font voyager dans un espace imaginaire.
Tsahar, quant à lui, est moins extraverti mais suit musicalement son compagnon sur son terrain propre ; volontairement flou dans ses chorus, il démontre sa technique du souffle circulaire aussi bien au saxophone qu’à la clarinette. On se demande parfois quelle est l’utilité de ses performances « saxophonistiques », qui n’enrichissent pas toujours l’univers original du duo.
Le public, acquis à la cause de Moore et Tsahar, rit de ces facéties, des curiosités instrumentales du multi-instrumentiste et de ses sonorités évocatrices. S’il est vrai que le spectacle et la musique de ce duo n’engendre pas l’ennui, on regrettera le côté un peu brouillon et approximatif de la prestation, tout en admettant que le côté « désordre » participe de son art. Quant au voyage, il est souvent trop court : à peine se prend-on au jeu que déjà Moore et Tsahar passent à autre chose.
Deuxième partie, Milford Graves. Ce batteur de talent doublé d’un homme de scène déjanté débarque en mimant une marionnette ou un robot sur un fond sonore assourdi. De la part de Milford « Papy fait du free » Graves, il faut s’attendre à tout ! Forces du désordre anarchique, cacophonie orchestrée, énergie épuisante …
Accompagné du saxophoniste Joe Rigby, au son acide, et du jeune guitariste Matt Waugh, qui passe le plus clair de son temps à régler le son de sa guitare électrique ou des nappes électro plutôt que de jouer, il déverse sur le public un déluge de notes, une furie monstre totalement improvisée et difficiles d’accès, même pour les amateurs aguerris. Il importe de noter que chez Graves, la musique ne constitue pas la totalité du spectacle : cris, gestes, danses et expérimentations en tout genre sont aussi au rendez-vous.
Clou du spectacle, sentant la salle un peu mitigée, Graves descend dans le public, crée une percée entre les spectateurs puis se laisse glisser à partir du milieu de la salle en rampant de siège en siège, et ce jusqu’à la scène. Sur quoi il prend littéralement la tête d’un spectateur puis propose aux volontaires de participer au spectacle, sur scène, et de jouer sur sa batterie (décomposée pour l’occasion) ; cela se termine par une grande farandole dans la salle. Certes, l’homme est un phénomène, mais le spectacle fut dans l’ensemble décevant - à croire que Graves essayait de masquer son ennui par des pitreries.
Dans un tout autre registre, passons au concert du guitariste de blues (ex guitariste de free jazz très inspiré) James Blood Ulmer le 14 mars à Montreuil-sous-Bois.
Accueilli comme une star par son invité Vernon Reid, de Living Colours, le guitariste géant (au sens propre du terme) arrive sur scène dispose pour ce concert d’une très grosse artillerie : des musiciens probablement sortis du Berklee College of Music, une équipe de vidéastes, un très gros son…
Son style est intact : il attaque les cordes au pouce, la main gauche est puissante et souple. Le line-up est agréablement étonnant : six musiciens dont un violoniste, (Charles Burnham), et un harmoniciste (David Barnes). Le concert alterne entre blues de Memphis et blues-rock avec par moments des conversations intéressantes entre le violoniste et l’harmoniciste, dont les sonorités sont complémentaires. Ils se lancent à plusieurs reprises dans des répons plaisants et prometteurs ; on note le son et l’attaque de l’harmoniciste, qui scande le blues plus qu’il ne le joue. Un régal.
Mais il ne faut pas s’attendre, devant ce plateau doré, à un grand moment de blues : ce n’est pas le cas. Quelques éclats, sans plus. Par ailleurs, Vernon Reid n’est très convaincant ; la présence d’Ulmer ne le lui permettait peut-être pas… ? Quoi qu’il en soit, face à cette armada, on se demande pourquoi et comment ce Memphis Blues Blood Band ne propose pas un blues suant ou émouvant.
Aucune faute de goût, certes - juste un réel manque de conviction ou d’envie de jouer ce soir-là… !
Autre monde, autres origines : les musiques slaves étaient à l’honneur le 18 mars sous le chapiteau de Bagnolet. En première partie le groupe serbe Paniks : deux violonistes (la chanteuse Tijana Stankovic, Pasztor Csaba), un accordéoniste (Nenad Czenevic), un guitariste acoustique (Vladimir Todorovic), un joueur de cymbalum (Kurina Michaelnek), un batteur (Takacs Tibor) présentent leurs compositions inspirées de la musique serbe, caractérisée par des rythmiques rapides et répétitives et une musique aux accents assez rudes.
- Paniks, Tirana Stankovi © Patrick Audoux/Vues sur Scènes
On retrouve là toutes sortes d’influences rock, légèrement groovy ou celtiques, autour de moments d’improvisation, essentiellement de la part des violonistes. Le groupe adopte un comportement réservé, timide, voire une certaine froideur - à l’image des habitants des Balkans ?
Malgré la présence de la communauté serbe de France, le groupe n’a pas su enthousiasmer réellement le public. Les morceaux s’enchaînent si vite qu’on les distingue mal entre eux, ce qui est assez perturbant car on n’a pas le temps de digérer… De plus, certains accompagnements sont insubstantiels, voire maladroits ; on assiste à des moments de flottement où même le groupe semble s’étonner de s’être fourré dans pareil guêpier. Il semble jouer pour lui-même, d’autant que le public se sent exclu. Bref, une entrée en matière décevante… que le charme de la chanteuse pourrait pourtant faire oublier !
Le plat de résistance, en revanche, est de taille : la fameuse chanteuse et violoniste tchèque Iva Bittova !!
- Iva Bittova © Patrick Audoux/Vues sur Scènes
Facétieuse, pince-sans-rire et très à l’aise sur scène, elle commence par envoyer un avion en papier dans le public, qui l’attend avec impatience, tout en sifflant, en imitant le bruit des oiseaux et en jouant du violon. Empreints d’émotion, ses chants se situent dans un registre aigu aux accents slaves qui modulent la voix autour des demi-tons.
Iva Bittova charme d’emblée par les onomatopées qui parsèment ses textes en tchèque tandis que sa voix surprend par sa justesse dans les aigus, à tel point que l’on croit entendre un second violon quand on ferme les yeux pour se laisser emporter dans son voyage. Très gestuelle et comédienne déclamant ses textes, c’est une véritable virtuose du violon qui impressionne par ses coups d’archets parfois rudes, souvent doux et pleins de grâce. En même temps elle claque et pince les cordes sur le manche de son instrument et on croit alors entendre une folle merveilleuse, quand elle chante d’une voix de fausset, comme une vieille femme, ou encore en imitant délicieusement le singe.
Déjanté, hystérique, son style frise l’expérimental quand elle tape du pied sans rien changer à sa voir de diva, ou en hurlant et en mimant le personnage de son histoire. Tout simplement beau, ce spectacle ouvre tout un monde musical et scénique nouveau non dénué d’humour et de finesse. Une grande artiste !
Le dessert est… la cerise sur le gâteau ! Le chapiteau s’est refroidi, en cette soirée de pré-printemps, mais la fanfare de musique traditionnelle roumaine Mahal Raï Banda le réchauffe en moins de deux par son tempérament et sa bonne humeur de feu !
- Mahala Rai Banda © Patrick Audoux/Vues sur Scènes
Telle une trombe, une rafale de joie et de notes, cette fanfare chaleureuse pousse toutes les communautés - roumaine comprise - ainsi que le groupe Paniks (revenu dans le public) à danser, crier et chahuter sur la petite piste de danse. Visiblement très heureux d’être là, Mahala Raï Banda met littéralement le chapiteau sens dessus dessous. De la musique roumaine ou bosniaque au klezmer en passant par Bach, ses chants nous entraînent dans une musique tantôt festive, tantôt mélancolique, avec des chansons d’amour tendrement désuètes. Une prestation musicalement très au point et une fanfare que l’on remercie aussi pour sa joie de vivre sur scène.
Pour résumer brièvement cette première partie du festival Banlieues Bleues, on remarquera que les Américains sont un peu en rupture d’inspiration, contrairement aux Européens, qui se caractérisent par une bonne dose de créativité et une grande ferveur - avec Iva Bittova et Alex Von Schlippenbach en particulier, comme on pourra le lire dans l’article qui lui est consacré [A suivre].