Chronique

Franck Médioni

Charlie Parker

Label / Distribution : Fayard

Il s’est méchamment fait rhabiller dans les colonnes de la presse hexagonale du jazz pour sa biographie de Charlie Parker, Frank Médioni. Pourtant son essai, bien que marqué par des maladresses, a quelque chose de touchant…

On pourrait le trouver léger sur les flottements dans l’analyse du contexte d’émergence de l’œuvre du « zoziau » (comme l’appelait Boris Vian). Les éléments politiques et sociologiques sont parfois abordés avec confusion. Comme lorsque l’auteur parle de la gentrification dont fait l’objet le quartier où Parker et sa famille s’installent : l’ascension sociale d’une famille afro-américaine serait un prélude à l’émergence d’un « Empire du Bien ». Est-ce là du second degré par rapport à la façon dont le sinistre Reagan dénommait son pays dans les années quatre-vingt ? C’est pour le moins un anachronisme, puisqu’à l’époque, Bird est mort et enterré depuis un bail.

Autre anachronisme, peut-être plus gênant car relevant de l’essentiel, la création musicale. L’auteur compare le calypso « My Little Suede Shoes » de Parker au « Saint Thomas » de Sonny Rollins : Bird aurait élaboré un morceau à la façon du colosse du ténor. Or le premier est édité en 1951, quand le second sort en 1956. Certes, le second est peut-être plus connu sous nos latitudes car adapté par Nougaro (« A tes seins »). Certes, l’auteur veut faire œuvre de vulgarisation musicologique (belle tentative d’explicitation du langage bop). Mais ne faut-il pas rendre à César… ?

Anecdote terrible : le morceau « « Yardbird Suite » s’appelait d’abord « What Price, Love ? » et fut écrit après que Parker ait été tabassé par des flics pour « non-respect du couvre-feu pour les Noirs » à Jackson, Mississipi, en mars 1951. C’est tout le mérite de Médioni que de rappeler souvent l’affreuse menace que le racisme fait peser sur les Afro-Américains, en particulier à une époque où la ségrégation était encore en vigueur dans le « bon vieux Sud », avec la complicité du Nord. Concédons que les passages consacrés aux affinités politiques de l’altiste fondamental sont particulièrement bien sentis, et d’autant plus bienvenus qu’ils sont rarement rappelés par d’autres biographes parkériens - cette ganache réactionnaire de Clint Eastwood ne se serait certainement pas risquée à mettre en scène la « proximité » de son héros, remarquablement interprété par Forest Whitaker, avec le parti communiste étasunien dans le beau film qu’il lui a consacré (« Bird », 1988).

Manifestement, Médioni a construit sa biographie autour d’images de Charlie Parker qui sont largement accessibles pour qui voudrait naviguer sur la Toile à la recherche d’empreintes de « zoziau ». Comme le film d’Eastwood, dont il analyse brillamment quelques plans et dont il rappelle l’excellence du travail de post-production musicale (les interventions du brillant sax alto Charles McPherson notamment qui, entre autres, joua avec Mingus). Toujours dans le registre cinématographique, l’auteur rappelle les innovations visuelles qui marquent le court-métrage « Jammin’ The Blues » (1944), dont le réalisateur, Gjon Milli, souhaitait qu’elles reflètent l’étrangeté révolutionnaire du bebop. « Kansas City » (Robert Altman, 1996) est également évoqué et aurait certainement mérité plus d’acuité analytique que le film d’Eastwood, notamment quant à sa bande-son, où Joshua Redman et autres Christian McBride essaient à qui mieux mieux de restituer le son de la ville où grandit Parker (l’action se situe justement en 1934). Les photographies les plus iconiques de Parker (celles de Bob Parent ou d’Esther Bubley) font également l’objet de belles analyses ; Médioni les apparente au courant de la photographie humaniste (il fait référence à « l’instant décisif » d’Henri Cartier-Bresson qui, dans l’après-guerre, rompt avec la mise en scène pour se concentrer sur une forme de réalité de l’existence, pour ne pas dire d’« existentialisme »). Le plasticien Jean-Michel Basquiat est également convoqué dans ce cortège iconographique.

Finalement, on a la sensation que l’image de Parker compte davantage que son existence même. Cela aurait peut-être pu constituer l’angle choisi par l’auteur. L’imago, après tout, c’était ce masque mortuaire à l’image des défunts que les patriciens romains exposaient dans le vestibule de leur villa. Un peu comme ce poster d’une reproduction de « Charlie Parker » de Basquiat que l’auteur de ces lignes a affiché dans son bureau. On conçoit que se saisir d’une problématique pour proposer une biographie d’un génie absolument défoncé, au jazz bien sûr, à l’héroïne hélas, à la vie… ce n’était pas évident.
Mais était-ce une raison pour citer Jack London concernant les affres de Bird ? Par-delà l’anachronisme (décidément…), entre la souffrance de ce dernier, essentiellement due au racisme, et la souffrance morale de Martin Eden (le double romanesque de London, qui, bien que socialiste, pouvait avoir d’ignobles saillies suprémacistes), il y a un hiatus incommensurable. Là, non, il y a vraiment maldonne.

Médioni a cependant le mérite de faire figurer des extraits d’entretien sur le legs de Parker (Julien Lourau, François Jeanneau…) et c’est cette veine, pour le centenaire de la naissance de ce dernier - rappelons-le - qu’on aurait aimé le voir creuser comme lorsqu’il avait dirigé un ouvrage d’hommage à John Coltrane pour le centenaire de sa naissance, justement [1].
Saluons pour finir… le courage ?… l’inconscience ? de ce brillant journaliste de proposer cet essai biographique pour donner encore et toujours envie au néophyte ou au connaisseur de se ravir à l’écoute de la moindre note émise par celui qui se prénommait Charles Christopher Parker, Jr. à l’état civil. C’est tout le mérite de l’auteur de s’être laissé déborder par l’émotion.

par Laurent Dussutour // Publié le 21 novembre 2021
P.-S. :

[1Médioni, Marmande, Ducasse et alt., « John Coltrane : 80 musicens de jazz témoignent », Actes Sud, 2007