Chronique

Bill Frisell

Orchestras

Bill Frisell (g), Thomas Morgan (b), Rudy Royston (d), Michael Gibbs (arr), Brussels Philhar, Umbria Jazz Orch

Label / Distribution : Blue Note

Bien souvent, l’apport de sonorités inusuelles est un facteur de renouvellements importants dans la musique ; dans le cas de Bill Frisell il y a un avant et un après. Ce guitariste a bouleversé l’histoire de la six-cordes, d’innombrables guitaristes continuent de s’engager dans sa voie depuis plus de quarante ans. Lorsqu’un artiste arrive à un point culminant dans sa carrière, il arrive que l’effet de surprise s’amenuise et que l’on entre dans un processus répétitif. L’histoire est ainsi faite et la musique n’échappe pas à la règle : combien de musicien·ne·s éblouissants et révolutionnaires - stylistiquement parlant - ont pu faire perdurer leur art et tenir en haleine un public de plus en plus exigeant ? Les aventures captivantes vécues avec Paul Motian et Joe Lovano, les fulgurances bruitistes qui traversaient Naked City ont fait long feu. Bill Frisell s’est par la suite engagé progressivement dans les recueils de musiques américaines et dans des relectures du folklore de son pays natal. Le bluegrass et la country ont intégré progressivement son jeu instrumental hérité du jazz et du rock, ce retour aux sources agissant sur lui comme un épurement salutaire. Quand allait-il nous surprendre à nouveau ?

C’est chose faite par cette connivence délectable avec Michael Gibbs. Orchestras mérite plusieurs écoutes afin de révéler toute la science des arrangements qui permet au guitariste de s’installer sur un fil d’équilibriste.
Lorsqu’en 1968 à Red Rocks, non loin de son domicile familial, Bill Frisell entendit le quartet de Gary Burton interpréter l’album culte Duster avec le novateur Larry Coryell à la guitare, il ne se doutait pas que Michael Gibbs avait écrit une bonne part de ce répertoire. Plus tard, à Berklee, celui-ci allait devenir l’un des professeurs de Frisell qui, très vite, remplaça Philip Catherine dans le groupe de Gibbs avec Charlie Mariano et Kenny Wheeler. Les deux musiciens jouèrent ensemble plusieurs fois durant les décennies suivantes mais Orchestras se présente aujourd’hui comme le fruit d’une collusion qui n’est en rien calculée, seule compte l’authenticité.

Le Brussels Philharmonic, dirigé par Alexander Hanson , devient un écrin pour les interventions du guitariste, les questions-réponses qui animent « Nocturne Vulgaire » et la sensation de lenteur qui envahit « Lush Life » de Billy Strayhorn ont un charme intemporel. Michael Gibbs construit une architecture sonore envoûtante dans « Doom », permettant à Bill Frisell d’en explorer la thématique. Quant à « Rag », il surprend par l’entrée orchestrale qui survient après un long développement du trio où Thomas Morgan et Rudy Royston affirment leur complémentarité. L’improvisation inoculée dans « Electricity » magnifie l’imaginaire pittoresque de Frisell. De format plus restreint, l’Umbria Jazz Orchestra, dirigé par Manuele Morbidini, se compose de onze musiciens et permet au guitariste de revisiter son standard « Strange Meeting », ici caractérisé par une économie de notes. « Levees » se construit parcimonieusement, le trio soudé s’insère dans l’orchestration avec élégance, et la solennité qui germe dans l’hymne protestataire « We Shall Overcome » est mise en relief par la structure harmonique.

De nombreux chefs d’orchestres notoires ont rendu hommage à Michael Gibbs, y compris en France : François Jeanneau avait inséré deux superbes pièces du compositeur dans le premier album de l’ONJ en 1986. A l’image de Symphony Hall, Birmingham 1991 qui était dévolu à John Scofield, les interventions de Bill Frisell dans Orchestras témoignent de toute l’habileté de Michael Gibbs et célèbrent cette collaboration aboutie.