Scènes

Eden à l’ouest : Reflektor Bill Frisell

Résidence du guitariste à la Philharmonie de Hambourg.


Après John Zorn en 2022, l’Elbphilharmonie de Hambourg a mis à l’honneur Bill Frisell du 24 au 26 novembre. Moins protéiforme que son turbulent collègue, le guitariste a présenté quatre formations.

Mais avant, une séance d’écoute en sa compagnie, animée par Tom R. Schultz, fin connaisseur de l’œuvre, est proposée dans le Kaistudio de la Philharmonie, décoré, filmé et enregistré pour un streaming et rediffusion en ligne. Frisell n’est pas bavard, ne facilitant pas la tâche du modérateur. Pas de la mauvaise volonté, juste sa manière d’être. Le placide personnage s’est souvent produit en ce lieu, l’année précédente encore avec Zorn. « Now’s the Time » de Charlie Parker, dans la version de Sonny Rollins en 1964, ouvre le bal, avec un Herbie Hancock déjà modernisateur au piano. Frisell admire la personnalité de Rollins, sa recherche constante d’amélioration artistique et personnelle. Puis c’est un Bob Dylan de la même époque, « Mr Tambourine Man », occasion de célébrer le discret sideman Bruce Langhorn. On passe à Wes Montgomery avec « Bumpin’ on Sunset », extrait de Tequila, baigné dans les cordes moelleuses de Claus Ogerman et avec Ron Carter à la basse, trois décennies avant sa rencontre avec Frisell sur disque, à l’initiative de Joey Baron. Au tour de « Surfer Girl » des Beach Boys de toupiller sur la platine vinyle, chorale pop issue de la même période, et titre repris sur Guitar in the Space Age. Conclusion avec « Search For The New Land » du trompettiste Lee Morgan, avec Wayne Shorter et Hancock. Aucun titre antérieur à 1963 ni ultérieur à 1966, et rien que des musiques made in USA.

Hank Roberts, Bill Frisell, Petra Haden, Luke Bergman © Daniel Dittus

HARMONY
Autour de Frisell à la guitare (la même tout au long de ce mini-festival), on trouve la chanteuse Petra Haden, le violoncelliste Hank Roberts et le guitariste Luke Bergman, ces derniers également chanteurs ici.
La formation est présentée dans la Kleine salle à l’acoustique inégalable. On y accède au bout d’un long trajet en escalators et escaliers, nous séparant peu à peu du plancher des vaches pour atteindre, après plusieurs paliers et vastes halls, ce qu’il faut bien appeler un écrin pour la musique.
Le répertoire provient de l’album éponyme paru sur Blue Note en 2019, et se signale par des compositions et arrangements précis. Le programme est rétro en diable, ancré dans les États-Unis du milieu du XXe siècle, dont le septuagénaire semble ne retenir, non sans réduction du champ de vision, que l’aspect idyllique. Il s’est choisi un univers inspiré par la country, le folklore, et dans le cas de ce combo, un doo-wop artisanal défendu avec chaleur. Sont enchaînés « Hard Times », un « Lush Life » collant à la version de Johnny Hartman et John Coltrane, aux paroles datées, « A Flower Is a Lovesome Thing » de Duke Ellington. Tout tient par la grâce des interprétations. Plus sombre, « Deep Dead Blue » apporte un peu de tension. Frisell, homme-orchestre, oscille entre rôle rythmique, mélodique et harmonique. Sa guitare à la fois liquide et solaire assure le liant entre les différents éléments. La sonorité de Roberts (qui était du 858 Quartet de Frisell au milieu des années 2000) fait des merveilles, notamment à l’archet. Après une version dispensable de « Space Oddity », on a droit au classique « Small Town », mis en paroles et entonné par Haden d’une voix claire.

Immanuel Wilkins, Thomas Morgan, Bill Frisell, Rudy Royston © Daniel Dittus

BILL FRISELL TRIO FEAT. IMMANUEL WILKINS
Pour le seul concert dans la grande salle, le bienveillant leader-qui-ne-veut-pas-être-leader présente ses amis (terme qu’il emploie à chaque set) : le bassiste Thomas Morgan, le batteur Rudy Royston, autrement dit son trio régulier, avec en invité le jeune saxophoniste Immanuel Wilkins. Le nouveau venu aurait-il pour fonction de bousculer la routine du trio ? Pas vraiment. On demeure dans une americana inoffensive, chaque titre constitué de trois accords plus ou moins étirés, et prévisibles. Wilkins est le seul à disposer de partitions ; les autres connaissent la chanson. Sans urgence aucune, les morceaux s’allongent sans que des événements semblent le justifier. Après tout, c’est peut-être le but recherché que de nous déposer sur un plateau sans histoires ni troubles, un fantasme d’Amérique champêtre où le temps s’écoulerait paisiblement dans la concorde générale. Wilkins hausse à peine le ton, avant de revenir dans le giron feutré des codes du trio, le concert prenant des airs de jam session à la coule. Un solo de sa part provoque les premiers applaudissements de la soirée : ils sont rares, la musique offrant peu de prises aux interruptions. Non que l’on soit demandeur de morceaux de bravoure appelant les vivats, mais il ne serait pas absurde que cette somme de talents soit mise au service de quelque proposition audacieuse. Or ce style, quoique exquisément confectionné, finit par tourner en rond. Un blues de Thelonious Monk nous évite de piquer du nez. Pour le rappel, « What the World Needs Now » de Burt Bacharach, Wilkins se contente d’énoncer le thème sans faire de vagues.

Ambrose Akinmusire, Bill Frisell © Daniel Dittus

BILL FRISELL & AMBROSE AKINMUSIRE
Un duo attendu. Avec un son mat et doux, le trompettiste favorise initialement les notes longues dans les graves. Frisell adopte un jeu différent de celui auquel il nous a habitués – exit la country alanguie, ce qui donne à penser que les compositions sont d’Akinmusire, et qu’on les entend sur Owl Song (Nonesuch), avec aussi le batteur orléanais Herlin Riley. L’interplay est vif, l’émulation patente lors d’une pièce sans rythme marqué mais précise et virtuose. En jeu straight ou dans les extrêmes, Akinmusire impressionne. Derrière l’évidente joie de jouer ensemble, on admire la retenue, les furtifs effets de glissandi, l’espace voire les silences entre les notes. Le moindre souffle ou inflexion est audible. Le développement des solos est contenu et ne menace pas le cœur thématique ; l’approche introspective fait cohabiter caresses et acuité. Sorti de sa zone de confort, Frisell apparaît plus investi que jamais. Pour le rappel il annonce, ému, une composition du regretté Ron Miles, datée du jour de sa disparition. Un grand moment de live.

Thomas Morgan, Rudy Royston, Tony Scherr, Kenny Wollesen, Bill Frisell © Daniel Dittus

FRISELL FIVE
Sont réunis, a priori pour la première fois, deux trios distincts ayant la même instrumentation : Thomas Morgan (contrebasse) et Rudy Royston (batterie) + Tony Scherr (contrebasse) et Kenny Wollesen (batterie et vibraphone). Pour des confrontations dignes d’un western de John Ford ? Pas du tout. Le blues introductif met du temps à révéler ses contours, via de savoureux tâtonnements. Les batteurs ne sont pas envahissants. Tandis que Scherr se fait rythmicien dans les basses, Morgan prend en charge l’improvisation dans la partie haute de l’instrument. Lors de deux pièces étales, rien ne vient briser des émissions monotones. On peut déplorer que les trios associés n’aient pas soutenu des compositions plus compactes et variées, et que leur membre commun ne se soit davantage appuyé sur les personnalités en présence : les dissipés Scherr et Wollesen, les appliqués Morgan et Royston. Au lieu de quoi, on obtient une nouvelle jam session sans direction ni destination, dont l’attrait réside dans la technique impeccable des protagonistes. Un groove surgit, presque par accident. Frisell lance un thème de John Barry, souvent entendu sous ses doigts et qui ne donne pas de coup de fouet à un déroulé majoritairement amorphe. Si je reste dubitatif devant ce set sans enjeu, le succès est immense, et prélude à plusieurs rappels, le dernier non avenu pour cause de corde cassée et irréparable, le guitare-héros n’ayant plus qu’à remercier le public d’un ton blagueur autour de ce final contrarié.

Bill Frisell © Daniel Dittus

D’ECM à Charles Lloyd en passant par Naked City et John Scofield, le parcours de Bill Frisell fait de lui un artiste légitimement incontournable au panthéon de nombreux auditeurs. Reflektor a permis une immersion dans son macrocosme, fait de fidélités à une poignée de proches et à des habitudes – un répertoire ayant peu évolué depuis une dizaine d’années, exception faite du duo avec Ambrose Akinmusire. Pour le reste, Frisell creuse le même sillon, polit toujours plus avant les mêmes compositions et atmosphères. Ce choix de la simplicité et de la constance est séduisant, mais cette Americana (titre logiquement choisi par Grégoire Maret pour son album avec Frisell sur Act), soyeuse mais avare de contrastes, semble avoir atteint sa perfection formelle, et par là, ses limites. On espère que les rencontres avec Akinmusire, Wilkins et d’autres emmèneront le guitariste arpenter d’autres terrains et renouveler quelque peu sa palette.