Entretien

Blanche Lafuente : le punk est un jazz comme les autres

Rencontre avec la batteuse de Qonicho et Nout.

Blanche Lafuente © Christophe Charpenel

Depuis quelques années, un vent nouveau souffle sur la batterie : découverte avec Qonicho A, son duo avec la saxophoniste Morgane Carnet, Blanche Lafuente a imposé au fil du temps son jeu pétulant et turbulent dans de nombreux orchestres comme Nout, qui fut lauréat de Jazz Migration #8. Nourri tout autant de jazz que de punk, Blanche Lafuente est de ces artistes que les ponts et les pas de côté n’ont jamais rebutée, y trouvant même de nouvelles manières de nourrir son jeu et ses envies qui l’amènent désormais à côtoyer Mats Gustafsson au sein de son Fire !. Rencontre avec une musicienne entière et volontaire, en marge d’un Tribute to Nirvana de Qonicho D, en trio avec Fanny Lasfargues.

Blanche Lafuente © Franpi Barriaux

- Blanche, pouvez-vous nous parler de votre parcours ?

Je suis issue d’une famille marseillaise de musicien·ne·s, plus particulièrement de pédagogues de la musique. Après avoir appris le piano, j’ai commencé la batterie à 15 ans quand j’ai découvert le rock et que j’étais nulle à la guitare. J’ai continué dans cette veine-là (rock punk garage) pendant le lycée, puis mon prof de batterie m’a ouverte au jazz, où j’ai découvert une manière totalement nouvelle d’aborder l’instrument. À 20 ans, j’ai quitté Marseille pour aller étudier cette musique à Paris.

J’adorais le jazz qui me stimulait beaucoup, j’ai animé pendant 5 ans une jam hebdomadaire avec un trio dans un club du Marais (le 38 Riv’) mais en même temps, quand je jouais, je ne me sentais pas vraiment à ma place. En parallèle, je fréquentais la scène underground parisienne où j’ai rencontré plein de musicien·ne·s et artistes avec lesquels j’avais beaucoup plus de points communs (Morgane Carnet, Nina Garcia, Jeanne Guien, Thomas Dunoyer de Segonzac…)

Je suis rentrée habiter à Marseille en 2016 et après une période pleine de questionnements pendant laquelle j’ai pensé arrêter la musique, j’ai finalement réussi à trouver un nouveau souffle grâce à mes amis, ma famille et les rencontres que j’ai faites à ce moment-là. J’ai pu continuer sur ce chemin et je vis aujourd’hui de cet art, je joue avec des gens formidables et c’est un vrai bonheur ! 

- Parmi les artistes que vous citez parfois, il y a le groupe punk féminin The Slits…

Oui, je me faisais ma culture musicale en allant à la bibliothèque : j’ai écouté beaucoup de rock à mon adolescence (grunge, hard rock, métal, indus, punk, psychédélique, garage) et lorsque je voyais des artistes féminines (inutile de préciser que c’était rare) je prenais l’album sans hésiter. C’est comme ça que je suis tombée sur Cut avec le fameux titre « Typical Girls ».

D’ailleurs un ami m’a conseillé il y a peu l’autobiographie de Viv Albertine (la guitariste du groupe) De fringues, de musique et de mecs que je conseille absolument. Elle y parle du milieu punk à Londres dans les années 80 (à quel point c’était bouillonnant mais aussi sexiste), et comment elle a traversé, en tant qu’artiste et femme, cette époque-là. Très touchant et authentique.

- Vous êtes batteuse dans Nout et Qonicho A & D ; on a le sentiment qu’il y a une sorte d’énergie brute, avec le côté direct et brutal du rock. Est-ce que c’est quelque chose qui vous caractérise ?

Je pense que oui car clairement je viens de là. Mais ça m’ennuierait de me restreindre à ces esthétiques, et quand je joue dans des projets plus folk (comme avec Three Days Of Forest) ou quand j’ai remplacé Manu Scarpa dans le Red Desert Orchestra d’Ève Risser, c’était une véritable bouffée d’air frais. En ce moment j’écoute pas mal d’ambient par exemple et j’aimerais bien faire quelque chose avec ce type de feeling.

- Le théâtre a une importance réelle pour vous. Est-ce qu’il y a de la théâtralité dans ces orchestres ?

Oui, à 18 ans je me suis passionnée pour le théâtre et plus particulièrement la mise en scène. Dans mes études littéraires, j’avais une option théâtre et notre professeure nous a vraiment passé le feu. Je suis même montée à Paris pour étudier la mise en scène, mais j’ai senti que c’était la musique qui m’appelait. 
Il n’y a pas particulièrement de théâtralité dans mes groupes, dans le sens où on fait surtout des concerts plutôt que des spectacles, mais c’est clairement quelque chose que je cherche à développer. Au cours des deux dernières années, j’ai travaillé dans des spectacles de théâtre et de cirque et j’y trouve des démarches très intéressantes.

Par exemple, avec la Compagnie Ola pour le spectacle Quand je te dis sauvage, nous avons travaillé en 2022/2023 à la création d’une déambulation carnavalesque avec des ateliers tout au long de l’année. Nous avons cousu nous-même nos costumes (des pétassous) et avons monté la troupe avec des artistes en situation de handicap. C’est la première fois que je participe à un projet de cette envergure, à la fois social, pluridisciplinaire et qui s’étend sur une longue durée. Ce genre de démarche me touche beaucoup.

Blanche Lafuente © Jean-Marc Thiriet

- Avec votre partenaire de Qonicho, Morgane Carnet, vous travaillez depuis très longtemps. Comment s’est passée votre rencontre ? Quel est le secret de cet orchestre complice qui dure ?

On s’est rencontrées avec Morgane dans la classe de jazz au conservatoire de Montreuil, et on a très vite voulu jouer ensemble et créer un espace pour nous exprimer librement, avec toutes nos influences et sans cacher nos faiblesses. 

Donc nous nous sommes fixé des sessions hebdomadaires d’improvisation et le duo est né comme ça. L’improvisation reste le moteur de ce duo. Ça a été une rencontre clairement décisive. Musicale et amicale. On est autant complice dans notre vie personnelle que dans notre vie artistique. On a chacune de notre côté une vie artistique riche aussi, cela peut participer au fait que ça dure.

- Quel est le rôle de Fanny Lasfargues qui vous rejoint dans Qonicho D ? Pourquoi avoir choisi un répertoire autour de Nirvana ?

Le rôle de Fanny est d’être Fanny Lasfargues ! Elle nous amène sa musicalité, sa puissance, son groove et ses textures. On a choisi de faire un set autour de Nirvana après une vidéo qu’on a faite en balances de « Come As You Are », et qui a déclenché de l’intérêt, notamment de Xavier Lemettre qui nous a fait une commande pour Banlieues Bleues.

Fanny et moi on est aussi fans de ce groupe ; c’était ultra jouissif de réécouter tous les albums, regarder les documentaires et replonger dans cet amour d’adolescence. Et nous avons choisi - avec finesse - de nommer le set Nirvanana.

Blanche Lafuente © Franpi Barriaux

- Quelles sont vos influences de batteuse ?

Mes influences musicales sont très variées mais pour ce qui est de mon rapport à la batterie, ce sont plutôt des rencontres qui ont développé ma musicalité. Je ne me considère pas comme une technicienne de l’instrument, et je suis plutôt influencée par le son, le groove, et l’utilisation des dynamiques. Plusieurs rencontres m’ont permis de trouver (ou peut-être d’accepter) ma personnalité musicale. 

Je pense à ma rencontre avec Beñat Achiary lors d’un stage en 2013 et de tout un monde poétique et spirituel qui s’ouvrait à moi, à mes cours avec Ahmad Compaoré, qui m’a enseigné l’importance de la clave mais qui a aussi été le premier à me parler de musique expérimentale. C’était une belle inspiration de le voir en concert, avec sa présence très incarnée et magnétique.

La rencontre avec Famoudou Don Moye a aussi été décisive. Nous avons pratiqué tous les jours pendant un mois pendant le confinement, c’était un moment où j’étais en train de décrocher de la musique et il m’a véritablement remise sur les rails.
Toutes ces personnes m’ont beaucoup encouragée, et avec eux je sentais que j’avais quelque chose à dire. Ce sont également des artistes qui ont un rapport fort à leurs racines, mais qui n’hésitent pas à mélanger leurs influences.

J’ai aussi beaucoup écouté de musique traditionnelles et sans être une spécialiste, j’ai été fortement influencée par les rythmiques issues du flamenco, du Maghreb, de Cuba ou encore des ensembles de percussions d’Afrique de l’Ouest.

Et puis je m’en voudrais de ne pas parler de toutes les musiciennes que j’ai rencontrées et avec qui je partage la scène : sans elles ma vie artistique et professionnelle serait beaucoup moins heureuse, elles sont toutes un énorme soutien et une grande source d’inspiration.

Nout est une belle aventure, on s’adore, on rigole beaucoup et on adore partager la scène ensemble

- Votre autre orchestre, Nout, est mis en lumière par Jazz Migrations. Pouvez-vous nous parler de cet orchestre ?

Dans Nout, nous jouons une musique pleine de contrastes, qui crée un effet de surprise entre des moments doux et très beaux et d’autres plus brutaux. La surprise vient autant de la musique que des sons que Delphine Joussein et Rafaelle Rinaudo produisent avec leurs instruments. Les réactions du public sont toujours drôles parce qu’ils semblent stupéfaits. C’est une belle aventure, on s’adore, on rigole beaucoup et on adore partager la scène ensemble.

C’est vrai que Jazz Migrations nous a lancé sur la scène française et européenne mais maintenant que l’accompagnement est terminé, nous continuons à jouer beaucoup, et toutes ces tournées ensemble nous ont permis de développer un son de groupe puissant.

- Est-ce la même énergie que Qonicho ? Comment abordez-vous les influences krautrock revendiquées de Delphine Joussein ?

C’est aussi une énergie assez brute, mais la principale différence c’est que Qonicho s’articule beaucoup autour de l’improvisation alors qu’avec Nout, tous les morceaux sont écrits avec une réelle recherche dans la composition. Concernant le krautrock, je viens clairement de là aussi, donc c’est assez naturel.

- Est-ce que l’idée d’un « Superband » Qonicho/Nout vous a effleurée ?

Oui, mais plus particulièrement, un orchestre avec toutes les super musiciennes avec qui je joue et dont je me sens très proche humainement et artistiquement. Il y a clairement de quoi constituer un orchestre !

- Peut-on évoquer votre future collaboration avec Mats Gustafsson ?
 
Mats Gustafsson a vu Nout au Fashing à Stockholm. Bien que nous ne nous soyons pas croisés ce soir-là, quelqu’un nous a dit qu’il avait adoré le concert. On pensait que c’était une blague car on ne l’avait pas du tout aperçu. Puis quelques mois plus tard, Mats a contacté Delphine pour qu’elle fasse partie du line up du Fire ! Orchestra. Puis j’ai été contactée peu après en tant que remplaçante d’Andreas. Nous sommes parties une semaine en tournée avec l’orchestre. C’était très inspirant de voir comment il gère une machine comme le Fire ! Avec enthousiasme, douceur et exigence.

Nout & Mats Gustafsson © Silvia Giovanelli

De là est né une amitié musicale entre Nout et Mats. Nous l’avons invité à jouer sur la moitié de notre set lors du festival de jazz de Bolzano. Nous avons tou·te·s beaucoup apprécié ce moment et nous allons sûrement réitérer la rencontre. Mats est quelqu’un de très humble et complètement habité par la musique, toujours à chercher à se nourrir et à partager. 

- Globalement, vous aimeriez travailler dans des orchestres plus larges que le trio, ou le côté power trio vous sied ? Vous jouez également avec Three Days Of Forest.

C’est amusant car justement je commence à faire des remplacements dans des orchestres (celui de Mats Gustafsson, Fire ! et ceux d’Ève Risser, le Red Desert Orchestra et Kogoba Basigui). C’est un vieux rêve que j’ai enfin pu réaliser et j’adore ! Surtout que le rôle de la batterie dans un orchestre, c’est génial, on joue tout le temps ! Et on accompagne les différentes dynamiques tout en étant également moteur. Jouer dans des orchestres d’une telle qualité, c’est assez fou quand même.
C’est vrai que j’ai joué dans beaucoup de trios, mais je crois que je préfère voir plein de gens sur scène. Il y a quelque chose d’utopique là-dedans. 

- Quels sont vos projets à venir ?

Il y a deux albums qui vont sortir et un en cours d’enregistrement : le premier avec Three Days Of Forest qui devrait sortir dans l’hiver (Séverine Morfin, Angela Flahaut, Lucci), puis un vinyle avec le groupe de punk expérimental Mamiedaragon, avec lequel je joue depuis 10 ans, qui devrait sortir dans l’automne (Nina Garcia, Jeanne Guien, Thomas Dunoyer).

Le CD live de Nout avec plein d’invité·e·s est en cours d’enregistrement et sortira courant 2024. J’ai aussi créé le spectacle Secousses avec le danseur de popping [1] Elarif Hassani et Sean Drewry aux synthés. Nous explorons les différents liens entre danse, rythmes et texture. C’est une recherche qui me passionne et que j’aimerais développer au cours des prochaines années.

par Franpi Barriaux // Publié le 17 septembre 2023

[1Forme de danse Hip Hop « originelle », qu’on appelait Smurf, avant. (NDLR)