Chronique

Bruno Angelini

Instant Sharings

Régis Huby (vln, electric tenor vln, effects), Bruno Angelini (p), Claude Tchamitchian (b), Edward Perraud (dms, perc)

Label / Distribution : La Buissonne / Harmonia Mundi

C’est à l’occasion de sa carte blanche sur la Péniche L’improviste à Paris que Bruno Angelini a pour la première fois réuni ce quartet. Une rencontre qu’il voulait ouverte, et qui a rapidement fait germer l’envie d’aller plus loin, de ne pas s’en tenir à deux sets (éblouissants).

Instant Sharings est le fruit du travail qui suivi. Le premier jet était largement improvisé, le pianiste s’étant contenté de proposer quelques thèmes et pistes à suivre tout en laissant aux autres membres du groupe la possibilité de s’éloigner de ce chemin à peine balisé. On retrouve ici les thèmes joués le soir du concert, mais le temps a fait son œuvre et la musique est plus centrée, plus concise, épurée. Après la folie du live, la joie partagée par les musiciens et le public, les audaces des premiers pas, il y a désormais ce témoignage en forme de poème sonore, de fresque instrumentale.

Instant Sharings est un disque d’une rare beauté. S’y conjuguent différents éléments qui concourent à son raffinement. Tout d’abord, la qualité des thèmes choisis ou écrits. Les compositions, toutes splendides, toutes signées par le pianiste, sont un mélange de nouveautés et de thèmes existants. S’ajoutent à cela « Folk Song For Rosie », magnifique thème de Paul Motian issu du mythique Le voyage, « Merridianne – A Wood Sylphe » que Wayne Shorter magnifia en duo avec Herbie Hancock, et « Some Echoes » (Steve Swallow). Choix pertinent, bien entendu, car ces trois pièces se caractérisent par une trame mélodique forte qui sied à ce quartet. Leur lyrisme délicat, leur sensibilité, les placent dans la continuité de ces grands musiciens qui emmenèrent et continuent d’emmener le jazz dans des sphères expressives inédites.

Ce qui nous amène à l’expression du groupe, son identité propre. Ce quartet ne sonne comme aucun autre ! Pourtant, les personnalités qui le composent sont, espérons-le, bien connues des mélomanes ; on les distingue très clairement, et pourtant, l’ensemble paraît inédit. Angelini privilégie ici la facette aérienne de son style. S’il s’accorde un solo compact sur l’unique morceau régi par la tension (« Be Vigilant »), il se concentre ailleurs sur des constructions harmoniques et des ornements ménageant beaucoup d’espace. Son propos est cristallin, ses notes choisies. Régis Huby s’exprime dans toute la largeur du spectre né d’un vocabulaire riche et d’une palette étendue. Il peut, dans un même morceau, se positionner en soliste, tirer de son violon des phrases poignantes, puis se retrancher dans un travail de fond avec une utilisation parcimonieuse de ses effets. Claude Tchamitchian sait aussi bien nous toucher par son jeu à l’archet sensible et voyageur que démontrer la solidité de ses lignes jouées en pizzicato. Edward Perraud, enfin, est ici pourvoyeur d’émotion. Il rythme la musique, évidemment, et parfois avec luxuriance ; mais surtout il la ponctue de ses accentuations, ses afflux sensibles qui nous ont amenés à parler, dans le dossier qui lui est consacré, de musique dramatique. Une fois encore il nous impressionne par sa spontanéité et la diversité de ses touches.

Les intentions sont claires, la qualité d’exécution parfaite : décidément, la musique est enivrante, principalement grâce à l’indescriptible alchimie qui rend sensible l’interaction entre les quatre propos. Le résultat est une dentelle à la fois évidente et originale, puissamment évocatrice. Les instruments s’accolent puis s’éloignent, les timbres se mêlent, les phrases se complètent dans une succession d’arrangements subtils et sans cesse renouvelés. Le travail s’efface derrière la poésie de ces instants partagés. Au fil des écoutes perdure, voire s’intensifie, le sentiment d’arpenter un sommet.