Scènes

Daniel Humair, le jazz et la vie

Le batteur a offert au festival Vand’Jazz une magnifique conclusion.


Modern Art Trio © Jacky Joannès

Impulsé par Nathalie Dassi, le festival Vand’Jazz de Vandœuvre-lès-Nancy fêtait cette année ses 20 ans du 2 au 22 mai. La programmation a mis en avant des musiciens locaux (comme le Trio de la Rue de Verneuil emmené par le contrebassiste Mathieu Loigerot ou le Grand Jazz de la Rue Sigisbert pour faire revivre le jazz d’avant la grande crise de 1929) ainsi que plusieurs têtes d’affiche à même de rassembler un public le plus large possible : ainsi le guitariste Samson Schmitt, le duo électro-jazz Haqibatt, le trio Harkan, la chanteuse Stacey Kent et, ce qui restera sans doute le sommet de cette édition, le trio Modern Art emmené par Daniel Humair. Sans oublier des ateliers participatifs, des expositions – dont l’une consacrée aux peintures du batteur suisse – et des rencontres avec les artistes.

Daniel Humair © Jacky Joannès

Il n’est pas si courant de ressentir la rareté d’un moment en même temps qu’on le vit. C’est bien ce qui s’est produit en ce samedi 22 mai, dans la Salle des Écraignes de Villers-lès-Nancy, dès l’instant où le trio Modern Art a commencé un concert qui, sans aucun doute, restera le grand moment jazz de l’édition 2022 du Vand’Jazz Festival.

La musique de son trio est à la fois celle d’une conversation et d’une constante remise en question

Daniel Humair est au centre de la scène, entouré de Vincent Lê Quang (saxophones ténor et soprano) et de Stéphane Kerecki (contrebasse). À leur actif discographique : Modern Art (Incises, 2017) et Drum Thing (Frémeaux & Associés, 2020). Le répertoire du premier est inspiré de peintres contemporains, ce dont nul ne sera étonné quand on sait que le batteur est également peintre et que les deux arts qu’il pratique ont pour point commun ce qu’il nomme lui-même « abstraction narrative ».

Sur scène, rien d’abstrait en réalité, mais une constante narration, très organique, et le spectacle toujours aussi fascinant d’une conversation dont l’intensité se traduit jusqu’aux regards échangés par les musiciens entre eux. D’une attention extrême, comme s’il était toujours sur le fil, Daniel Humair modèle les sons de son instrument avec ce qu’on sait être chez lui jubilation et complicité. Ses partenaires sont au plus près, en quête de cette liberté qui appelle le trio et qu’ils sauront rejoindre avec, comme le soulignait autrefois Humair lui-même dans une interview : « l’impression d’avoir fait un pas en avant et de n’avoir qu’une envie : recommencer et se remettre en question ». C’était là, en quelques mots, la définition du jazz.

Dialogue, écoute, multiplication des évènements harmoniques et rythmiques, équilibre des forces (le batteur n’est pas un cogneur démonstratif). Le répertoire de Drum Thing sera au centre du concert : « Mutinerie » (de Michel Portal), « Send In The Clowns », « Drum Thing 1 et 3 ». Du premier album, on reconnaît « Jim Dine ». On entendra également « Ira », une musique composée par Daniel Humair pour un film consacré à l’Armée Républicaine Irlandaise.

Daniel Humair et l’un de ses tableaux © Jacky Joannès

Ah, comme tout cela passe bien trop vite. Ces trois-là savent créer le mouvement et suspendre le temps à la fois. Au fil des minutes, on sait le privilège de vibrer à une leçon de jazz exemplaire mais d’une étonnante humilité, au centre de laquelle évolue une des figures historiques de cette musique en mouvement perpétuel et constamment renouvelée. Juste après le concert, sa batterie pas encore totalement démontée, Daniel Humair me dit toute son admiration pour les deux musiciens évoluant à ses côtés. Et l’art du trio, il pourrait en parler longuement tant il l’a pratiqué par le passé. Quel compliment de sa part.

On pense aussi à tous les musiciens avec lesquels il a écrit des pages essentielles depuis plus de 60 ans. « Je pense que la vie est aussi importante que la musique. Si je me trouve avec des musiciens avec qui je n’ai pas envie de passer du temps, ça ne m’intéresse pas. À mon âge, j’ai envie d’être avec des compagnons » [1].

Alors l’homme est là ce soir, qui a su mobiliser beaucoup de forces pour offrir sa musique au public, avec une petite lumière au fond des yeux. Celle de la vie.