Scènes

Malaby, Chevillon, Perraud au Petit Faucheux

Confrontation, sur la scène du Petit Faucheux (Tours), du saxophoniste américain Tony Malaby et des Français Bruno Chevillon et Edward Perraud.


Les rencontres impromptues font le charme de la musique qui nous intéresse. Que des musiciens puissent se réunir pour un concert unique, dont on ne peut dire s’il aura une suite, voire une concrétisation sur disque, voilà qui ajoute à l’excitation du spectateur privilégié.

Depuis plusieurs années, ces trois musiciens mettent, chacun à leur manière, leur talent au service d’un héritage composant le terreau de leurs expérimentations les plus folles. Tony Malaby et Bruno Chevillon sont de vieux complices. Pour mémoire, ils ont signé en 2010 Pas de dense (au côté de Daniel Humair) qui consistait en une succession de plages entièrement improvisées, démontrant, s’il en est besoin, la qualité de leur interplay. Quant à Edward Perraud, insatiable tête chercheuse d’émotions fortes, il se frotte à tout ce que l’Europe compte de franc-tireurs avec un inusable enthousiasme juvénile.

Tony Malaby, photo Frank Bigotte

Ces trois-là ne s’étaient pourtant jamais retrouvés sur une même scène. C’est chose faite ce 28 janvier 2014 au Petit Faucheux, dont on ne peut que louer la programmation, à la fois ouverte et exigeante ; s’y ajoute le confort d’une salle aux dimensions humaines. Dès leur arrivée, on note la simplicité décontractée de trois hommes qui s’apprêtent on s’en doute, à déclencher un torrent de décibels. Le percussionniste est comme toujours vêtu d’une de ces chemises bariolées qui le distinguent entre mille (son jeu de batterie, lui, le distingue entre tous), Chevillon, échappé des répétitions de l’O.N.J. d’Olivier Benoit, dont il est le contrebassiste et directeur artistique, semble très concentré, et le saxophoniste tient à la main une bière dont il se désaltérera durant tout le concert.

On découvre alors, pendant plus d’une heure, une musique totalement improvisée, très ancrée dans le vocabulaire du jazz, et répartie en longues séquences. Libre, donc, mais sans pour autant relever du free au sens traditionnel du terme : pas de stridences ici. L’originalité provient de ce que Tony Malaby, tout en conservant une équité parfaite entre les prises de position de chacun, crée une configuration particulière du mode triangulaire. Son chant, en effet, se compose de lignes mélodiques salies, enfouies sous maintes propositions périphériques, denses et riches (growl, notes secondaires) - une manière épaisse et très colorée qui n’est pas sans rappeler le fauvisme en peinture. Sa capacité d’invention est telle qu’il offre à ses partenaires un écoulement incessant et constamment renouvelé. C’est en comblant l’espace sonore de cette profusion qu’il les libère non pas de la formule de l’accompagnement rythmique (problème réglé depuis des décennies) mais de l’organisation traditionnelle du trio, et ce en la renversant : la mélodie passe en dessous et, par sa présence constante, devient fondation. L’harmonie, la rythmique, la percussion trouvent logiquement leur place au-dessus : masses bouillonnantes, éclatements, feux d’artifice que le ténor ou le soprano conduit et déplace. Il faut ensuite toute l’intelligence et la pratique de Perraud et Chevillon pour, en se laissant entraîner, faire de ce renversement un tableau vivant et mouvant.

Bruno Chevillon, photo Christian Taillemite

Mais un concert n’est pas un long fleuve tranquille. On le sait, ces musiques ne sont pas sans risques. Par exemple, sur une fin de cycle, le ténor se trouve soudain dans l’impasse : plus de souffle, plus d’idées. Le batteur, en soutien, le visage crispé par le désir impérieux d’assurer une continuité, ne trouve pas non plus de solution. L’édifice devient fragile, tout peut s’effondrer. Le public retient son souffle. Mais un clin d’œil, maître de lui et garant des extravagances de ses condisciples, Chevillon pose à la bonne hauteur, au bon moment, la note qui délivre tout le monde ; on respire, on se décontracte. On a eu peur. Le concert peut se poursuivre. Exigeant pour l’oreille non avertie, il se clôt sur des applaudissements fournis que les musiciens reçoivent avec un plaisir visible ; c’est qu’ils ont beaucoup payé de leur personne. Tony Malaby précise qu’il joue pour la première fois avec Edward Perraud et fait l’éloge de Bruno Chevillon, qu’il considère comme un des très grands contrebassistes du monde.

En première partie, Quentin Biardeau (saxophone), Léo Jassef (piano) et Théo Lanau (batterie) offrent sous le nom - justifié - de Trio à Lunettes une musique ouverte et toute en souplesse dont l’élan et l’efficacité lumineuse compensent le léger manque de densité - celle-ci ne devrait pas tarder à se manifester vu la qualité des musiciens. Ceux-ci optent pour un style radical qu’ils défendent tout aussi fermement. On se réjouit de constater que la nouvelle génération s’approprie avec conviction tout un pan parfois ardu de l’histoire de la musique. Membre du Tricollectif (Toons, Marcel et Solange, Théo Ceccaldi Trio, Roberto Negro & La Scala, etc), le trio sort actuellement son premier disque. A suivre, donc.

Quentin Biardeau, photo Christian Taillemite

Avant lui, la difficile tâche d’ouvrir la soirée était confiée à la jeune formation tourangelle Elysion, dont les compositions signées Simon Buffaud (contrebasse) sont également interprétées par Quentin Police (saxophones ténor ou soprano), Samuel Durand (baryton), Boris Rosenfeld (guitare) et Bastien Torre (batterie). Une alternance de climats bruitistes ou plus écrits sur des canevas simples mais efficaces aux rouages encore un peu raides.

Ces concerts étaient une coréalisation de Jazz Région Centre, Jazz à Tours et du Petit Faucheux, Jazz Région Centre s’étant par ailleurs fédéré avec Noise Gate (Association des élèves de Jazz à Tours) et le Capsul Collectif. Tout cela est sans doute difficile à suivre de l’extérieur, mais on pourra se contenter de retenir le dynamisme de la région, qui participe à l’épanouissement et au renouvellement du jazz.