Chronique

David Chevallier

Gesualdo Variations

David Chevallier (g), Ch. Monniot (as, ss, bs), G. Roy (vla), A. Grange (cello), D. Pifarély (vl), Ensemble A Sei Voci

Label / Distribution : Zig-Zag Territoires

David Chevallier est un guitariste de jazz qui aime se consacrer à des créations inscrites dans les limites ténues entre musique contemporaine et jazz en liberté, sans les frontières factices de l’étiquette dogmatique.

Déjà remarqué avec, en autres, The Rest is Silence - qui sondait la noirceur des poèmes de Pavese -, Chevallier se livre ici à un travail admirable sur un des plus audacieux compositeurs de la Renaissance italienne, Carlo Gesualdo et confirme par la même occasion une intention qui place l’émotion et la profondeur bien avant la posture.

Ces Gesualdo Variations pourront paraître déroutantes aux amateurs de jazz peu rompus aux délices vocales de la musique ancienne, portées dans cette œuvre par l’ensemble A Sei Voci, qui bénéficie d’une renommée internationale. Pourtant, la musique de Gesualdo, d’une grande modernité (il est d’ailleurs connu pour avoir introduit, avec une fascinante malice, la dissonance, les formes primales du chromatisme et les accords complexes), trouve un prolongement parfait dans cette volonté opiniâtre, chez Chevallier, de transgresser la structure strictement vocale du madrigal sans toucher au matériau originel. Bref une démarche qui pose clairement la question du jazz...

Aux chanteurs s’ajoutent donc des musiciens de jazz sous la forme inédite d’un quartet de chambre : outre le guitariste et le saxophoniste, le violoncelliste Alain Grange et l’altiste Guillaume Roy, [1], remarquables dans la profondeur de leurs échanges, la noirceur de Gesualdo surgissant parfois dans les prémices nébuleux d’une basse aussi acide qu’abstraite.

David Chevallier, s’il dirige beaucoup, s’offre quelques échappées belles, notamment dans la magnifique ouverture d’« Itene », où il donne la réplique à Christophe Monniot. (Notons que celui-ci est en passe de devenir, après sa relecture de Vivaldi, le premier « saxophoniste baroque » de l’histoire ! [2]. Vivaldi Universel bousculait l’ordre établi mais ici, tant au sopranino qu’à l’alto, et surtout au baryton (“Io Parto”), Monniot s’intègre comme sixième voix de l’ensemble, donnant tour à tour dans la polyphonie augmentée et dans la diminution - très codifiée - de l’improvisation « Renaissance » ; en outre, sa complicité avec Dominique Pifarély, qui contribue occasionnellement à cette polyphonie très travaillée, projette une lumière différente sur l’œuvre en clair-obscur du noble Italien, pétri de tourments et de transes créatrices.

La musique de la Renaissance et les musiques improvisées contemporaines que l’on apparente souvent au jazz ont déjà tenté de se rencontrer ou de s’effleurer par le passé. Mais il est rare qu’elles y trouvent comme ici un point d’équilibre aussi juste, un discours commun qui rende justice à la fois aux cinq siècles qui les séparent et à la volonté d’improvisation, de spontanéité et de travail sur la couleur qui les caractérisent. Gesualdo Variations n’est pas un disque ordinaire. L’ambition des arrangements nimbe ces six madrigaux empruntés aux six livrets du compositeur [3] d’une sorte d’entre-deux fantasmé, entre silence et paroxysme. Cette tourmente incessante, qui transparaît sur ce disque dans une musique faite de ténèbres çà et là zébrées de violentes fulgurances, a peut-être un équivalent pictural dans les tableaux du Caravage, son contemporain. Elle trouve en tout cas une indéniable vigueur dans les variations de David Chevallier.

par Franpi Barriaux // Publié le 3 mai 2010
P.-S. :


A Sei Voci : Anne Magouët (soprano), Béatrice Mayo-Felip (soprano), Frédéric Bétous (contre-ténor), Jean-François Novelli (ténor), Arnaud Richard (basse)

[1Entendu avec Régis Huby, Bruno Chevillon, Edouard Ferlet…

[2Les amateurs de baroque partageant parfois avec certains amateurs de jazz un criant manque de dérision, précisons que l’anachronisme est voulu…

[3Gesualdo est aussi connu pour son œuvre (récits de flagellation, masochisme, meurtres… le tout s’expiant dans sa musique) que pour son existence agitée : prince de Venosa, il fut contraint à l’exil après le meurtre - sordide - de sa femme et de l’amant de celle-ci.