Sur la platine

Delphine Joussein, cher canard


Depuis quelques années maintenant, la flûtiste Delphine Joussein multiplie les projets au sein du label Gigantonium qui lui tient tant à cœur. Si Nout est le point central de son activité, tant par sa sélection dans Jazz Migration cette année que par la pétulance de sa relation avec ses consœurs Rafaëlle Rinaudo et Blanche Lafuente, le goût pour l’électronique et les ambiances où le krautrock côtoie l’improvisation la plus débridée nécessite d’avoir d’autres champs d’action. À l’occasion de cette rentrée, c’est avec Boolvar et Pimprenelle qu’elle nous invite dans son univers.

Delphine Joussein aime bien les canards. On se dira que ce n’est pas une bonne idée pour une musicienne à vent, mais ce serait oublier que le délicieux palmipède n’a pas davantage mérité que le triton de qualifier une pratique musicale qui fait débat. Le canard est avant tout un des rares animaux qui sont à l’aise sur terre, dans l’air et sur l’eau : une capacité d’adaptation qui dit beaucoup de la flûte de Delphine Joussein. Dans les entrelacs électroniques de la basse électrique d’Olivia Scemama comme dans la batterie rocailleuse de Sheik Anorak, la flûtiste sait se mouvoir avec agilité et puissance. Les deux duos se rejoignent d’ailleurs dans une musique rugueuse sans être agressive. Les explosions de « Vazy » avec Boolvar répondent à l’acidité de « Ma mélodie en sous-sol » avec Pimprenelle. À tel point qu’on a le sentiment que les deux disques courts (une autre marque de fabrique), sortis à quelques semaines d’intervalle, se répondent, de part et d’autre de l’été.

On se souvient de Boulevard de la Chapelle, paru il y a deux ans avec le batteur Sheik Anorak. Gros Canard, leur second court album est dans la même veine, avec une batterie très en avant, marquée par Can et Neu !, et une flûte qui parvient, à force de bousculades, à s’extraire d’une masse dense faite d’électronique et de rythmes. « Not So Beautiful Planet », ainsi, est un morceau puissant, contondant et largement irrespirable ; indéniablement, la musique de Boolvar a planté ses racines dans toute une scène électronique sombre et acide, mais sait en jouer avec humour, à l’instar de « Hulk on The Beach », furieux mélange de finesse minimaliste et de bastonnade gratuite. Comme leur premier disque, ce cher Gros Canard de Boolvar est une joie turbulente et explosive. On aimerait en avoir un peu plus, mais peut être serait-ce trop. Ce Gros canard-là est vraiment roboratif.

A priori, Pimprenelle n’a rien à voir avec un canard. Le duo avec Olivia Scemama est d’une autre nature que Boolvar, mais il y a bien plus que des similitudes. Le jeu de Delphine Joussein y est pareillement incandescent, mais s’extraire des perspectives bruitistes de la bassiste de Tribalism3 et d’un récent épisode de The Bridge est clairement plus complexe. Live in The Basement (à la cave) porte bien son nom : ce qui se joue est un profond labour, de ceux qu’on entend dans le court « Reine des Marécages/King of The Basement ». La basse éclate dans une électricité rauque, nourrie d’effets électroniques caniculaires, qu’on retrouve également sur le plus nonchalant « Je me l’anguille de toi », puisque la musicienne n’a jamais eu peur des calembours. Disque profond, dans toutes les acceptions du mot, Live in The Basement consacre autant l’univers d’une musicienne qu’une manière de faire : des enregistrements coup-de-poing, sans concession, qui s’emparent de l’instant dans un happening mûrement réfléchi. Quant au lien avec les palmipèdes, il est évident, puisque le premier album de Pimprenelle commence par « Mon beau canard ». Voilà de quoi vous en boucher un coin [1].