Scènes

Chicago s’invite à la maison

Ben LaMar Gay et Mike Reed en Normandie.


Pour son deuxième événement, l’association Home Factory invitait à la maison deux musiciens américains parmi les plus en verve ces dernières années. Dans une démarche transatlantique, Thibault Cellier et Raphaël Quenehen, régionaux de l’étape, invitaient Ben LaMar Gay et Mike Reed pour fonder Think Big, un quartet qui va faire une tournée durant l’automne. C’était donc une création mondiale dans les jardins de la Rive Gauche de l’agglomération rouennaise, avant de recevoir le lendemain Crying Out Loud, nouvel avatar des tournées The Bridge pour une deuxième affiche durant un week-end fou.

Sotteville-lès-Chicago, l’idée n’était guère envisageable il y a quelques années même si les deux villes industrieuses ont de nombreuses choses en commun, à commencer par une classe ouvrière combative. Il aura fallu l’envie de la jeune association Home Factory, et sa salle de spectacle inaugurée en septembre pour que les choses soient possibles. Les deux musiciens des Vibrants Défricheurs, le saxophoniste Raphaël Quenehen et l’hôte du soir, le contrebassiste Thibault Cellier, avaient envie de voir les choses en grand : il y a quelques années, ils avaient rencontré en trio le batteur Mike Reed à Brest et le souvenir est resté dans la mémoire de l’ancien président de l’AACM comme des Normands. De ce souvenir est né Think Big, avec sa base rythmique des plus solides. Avec Mike Reed, impressionnant à la batterie, jouant avec chaque surface disponible, avec toutes sortes de baguettes qui se métamorphosent à une vitesse exceptionnelle. Des bols et un verre posé sur la caisse claires offrent une rythmique complexe, pleine de promesses, dont la contrebasse s’empare avec envie. Cellier, joue clair, s’amuse visiblement, pendant que les deux soufflants construisent d’autres complicités.

Think Big © Franpi Barriaux

On pouvait craindre que les univers de Ben LaMar Gay, qu’on avait pu connaître dans Downtown Castles Can Never Block The Sun, et de Raphaël Quenehen n’entrent davantage en collision qu’en résonance. Grave erreur : personne ne mange l’autre, les appétits s’aiguisent et se complètent. Lorsque l’un souffle dans un tuyau, son compagnon chicagoan s’empare de diverses percussions, lorsque Ben LaMar Gay embouche sa trompette lestée d’une sourdine, Quenehen joue d’un alto tout en scories, parfait pour relancer la machine. Et elle fonctionne avec l’énergie du diable, cette mécanique. C’est une première, mais on croirait que le quartet a une pratique commune ancienne, tannée sans doute par une écoute collective très acérée et quelques écoutes et influences communes, à commencer par un paradigme colemanien dans le rappel d’un set nerveux, dont on reparlera nécessairement.

Dan Bitney & JayVe Montgomery © Franpi Barriaux

Le lendemain, à la Maison pour Tous de Sotteville, c’est l’un des orchestres de The Bridge qui était convié. Quelques similitudes d’abord : une alliance heureuse entre la France et l’Illinois, et une énergie folle. Crying Out Loud offre une musique moins frontale, plus sous-jacente, avec notamment une personnalité magnétique comme le saxophoniste JayVe Montgomery, point à placer très vite sur la Carte du Tendre, pas très loin de poètes et soufflants comme Lewis Jordan (« Louisiana is a French Woman Name », parmi d’autres fulgurances). Son entente avec Simon Sieger, tromboniste et multi-instrumentiste talentueux qu’on avait pu entendre chez Archie Shepp, est une des obliques qui soutiennent une improvisation mouvante, sans centre de gravité. On est impressionné également par le travail souterrain de la bassiste électrique Olivia Scemama (Tribalism III) qui bâtit des fondations éphémères avec le saxophoniste Rob Frye, architecte d’illusions sonores qui se perdent cet après-midi-là dans les profondeurs d’un quintet très complice. Pas de poupe ni de proue dans ce bel orchestre multicéphale, mais une colonne vertébrale assez fascinante, née de la relation quasi télépathique entre Scemama, Montgomery et l’ancien batteur de Tortoise Dan Bitney, véritable comburant d’un incendie d’autant plus féroce qu’il couve ses braises la plupart du temps. D’un lac à l’autre, Rouen est jumelée avec Cleveland. Son voisinage est désormais lié à Chicago. Personne ne s’en plaindra.