Sur la platine

Deux pianos aux saveurs cubaines

En solo et en trio, deux virtuoses témoignent de la vitalité du piano cubain.


Il n’y a point de musique cubaine, mais des musiques cubaines, toutes issues d’heureux métissages. Le piano est arrivé sur l’île avec les Français qui fuyaient la révolution haïtienne au XVIIIe siècle et l’instrument absorba bon nombres d’influences variées. Dans la lignée des grands pianistes cubains, Rolando Luna et Aruán Ortiz nous dévoilent leurs derniers enregistrements.

L’affirmation de Rolando Luna se développe amplement dans son double album Rolando’s Faces (Esprit du Piano) qui nous subjugue par la technicité et l’intelligence de ses improvisations non dénuées de lyrisme. Le monde a découvert une toute petite partie de la musique cubaine grâce au film Buena Vista Social Club ; Rolando Luna en était le pianiste. Loin de tout cliché, son art pianistique nous impressionne par son érudition en matière de musique classique et de jazz. Une somme de connaissances mise au service de l’inventivité, omniprésente dans ce disque où il évite les pièges qu’impose la prestation en solo. Le talent de Rolando Luna est d’autant plus spectaculaire qu’il commença a jouer du piano à l’âge de quinze ans seulement. Il s’est bien rattrapé depuis, car au-delà des prix prestigieux qu’il a remportés, il apparaît sur environ deux cents disques, enrichissant ainsi l’histoire musicale de son île natale.

La particularité de cet enregistrement est de présenter une prestation en public et une autre en studio. Toutes ont un point commun : la virtuosité au service de la poésie. Le déroulement musical y est continuellement varié et nous fait percevoir une science pianistique efficiente de bout en bout. D’un « Coltraneando » où se discernent des échos de « Giant Steps » et de « My Favorite Things » à un hommage sensible à Michel Petrucciani, en passant par des morceaux incontournables de Chico Buarque ou de Sacha Distel, c’est une déferlante d’influences éclectiques qui est exposée. Osant tout, Rolando Luna réenchante même « Golden Brown » des Stranglers d’une façon étonnante.
Chucho Valdés ne s’est pas trompé en adoubant Rolando Luna, le style analytique de ce pianiste se conjuguant avec un puissant charisme.


Avec Aruán Ortiz, c’est à un pianisme fait de séquences rythmées et énergiques que nous avons affaire. Les influences des musiques afro-américaines syncopées allant de Thelonious Monk à Cecil Taylor se font jour. Il n’est pas étonnant que l’un des mentors d’Aruán Ortiz ait été l’immense pianiste et orchestrateur Muhal Richard Abrams. Les expériences furent nombreuses pour ce pianiste cubain et le format en trio est l’un de ses préférés. Toujours chez Intakt Records, il enregistra entre autres l’excellent album Hidden Voices en trio. L’interaction est parfaitement aboutie avec ses deux partenaires, le très recherché Brad Jones toujours prompt à innover à la contrebasse et l’expérimenté John Betsch, ancien batteur attitré de Steve Lacy, qui nous gratifie d’une science instrumentale d’exception. Les relances dynamiques du batteur donnent des couleurs à l’album, « Shaw ’Nuff (Siento Un Bombo) » en est l’un des exemples indéniables. « Memorias Del Monte », où se développe un climat hypnotique, ouvre une perspective sur la recherche intérieure du pianiste. Avec « Los Tres Golpes », une page extatique au climat sombre s’installe magistralement ; l’intensité de la partition affiche l’interférence souveraine du trio. Les climats post-bop ne manquent pas et « Black Like A Thunder Stone (One) » en est le parfait exemple. Serranías ; Sketchbook For Piano Trio est une œuvre contemporaine aboutie où transparaît la créativité de Cuba et de son centre névralgique, La Havane.


Ces deux albums célébrant le piano sont révélateurs de l’identité cubaine où la notion de partage des connaissances est noble ; nous pouvons largement nous en inspirer.