Scènes

Histoires de jazz : Aruán Ortiz–Don Byron / Renaud Garcia-Fons Trio

Nancy Jazz Pulsations – Chronique 6 – Mercredi 17 octobre 2018, Théâtre de la Manufacture – Aruán Ortiz - Don Byron Duo / Renaud Garcia-Fons Trio


© Jacky Joannès

Deux concerts distincts, avec entrées séparées. NJP recourt parfois à cette solution lorsque nécessité économique fait loi. D’autant que les affiches du soir, au-delà de la singularité des talents en action, présentent des couleurs bien distinctes et peuvent intéresser des publics différents. Atonales pour le premier, en forme de témoignages d’une bande son parisienne pour le second.

Le pianiste cubain Aruán Ortiz était déjà à l’affiche de NJP l’an passé, ce dont j’avais rendu compte dans l’une de mes chroniques 2017 du festival. Il était venu en trio, accompagné de John Hebert à la contrebasse et Gerald Cleaver à la batterie.

Aruán Ortiz – Don Byron © Jacky Joannès

Cette fois, c’est un duo avec le clarinettiste saxophoniste américain Don Byron qui est le prétexte à son concert, en accompagnement d’un nouveau disque, Random Dances And (A)Tonalities. Danses aléatoires et atonalités… tout un programme !

Ortiz et Byron ont en commun un amour pour la transversalité. On les range dans la catégorie jazz par commodité, mais leurs explorations dépassent largement ce cadre et la musique classique peut, entre autres, nourrir leur inspiration. De fait, leur concert – qui sera sans le moindre doute l’un des plus beaux moments de NJP 2018, à la façon d’une épreuve de vérité – est à la croisée des chemins.

La musique de Byron et Ortiz, aussi libre qu’érudite, peut convoquer Bach, Stravinsky, Schoenberg ou Villa Lobos, tout comme elle fait référence à Duke Ellington ou John Coltrane, ainsi qu’en témoigne l’interprétation de « Black & Tan Fantasy » en début de concert ou, plus tard, un somptueux medley de « Giant Steps » et « 26-2 » que le duo complète par une composition originale, « Arabesque Of A Geometrical Rose ». Les moments d’improvisation sont autant de plongées sinueuses dans lesquelles on aime se perdre jusque dans leurs dissonances. Peu bavard dans un premier temps, Don Byron prendra la parole à plusieurs reprises pour évoquer les civil rights du peuple noir américain ou la présence récurrente de la dictature au Brésil, loin de la carte postale façon football ou Copacabana. Il citera aussi l’écrivaine Lorraine Hansberry, première femme noire dont une pièce a été jouée à Broadway (A Raisin’ In The Sun, d’après Langston Hugues), à qui il dédie « Dolphian Nuptials ». La composition, qui évoque son mariage avec l’activiste politique Robert Nemiroff, est un moment de magie pure et d’interaction presque télépathique entre les deux musiciens.

Il est de bon ton, du côté de Nancy, de déplorer le « manque de jazz » de NJP. Je serais tenté de poser la question à ceux qui expriment un tel regret (parfois justifié dans la mesure où le jazz a déserté le grand Chapiteau de la Pépinière, cette année plus que jamais) : mais où donc étiez-vous ce soir ?

Renaud Garcia Fons © Jacky Joannès

Par habitude, on présente Renaud Garcia-Fons comme un musicien catalan, dont le domaine d’expression privilégié serait celui des musiques du monde et plus particulièrement du bassin méditerranéen. Si cette définition cerne bien le travail imposant que le contrebassiste a pu accomplir depuis plus de trente ans [1], il ne faut pas oublier qu’il est né à… Paris ! Soit une bonne raison pour lui de poser un temps ses valises et de célébrer cette ville qui reste chère à son cœur.

En témoigne La vie devant soi, un disque heureux aux accents parfois nostalgiques, publié l’année dernière et qui présente une succession de balades (parfois sous la forme de… ballades) dans les rues de la capitale. Son titre est, comme on s’en doute, tiré du romain homonyme de Romain Gary – Émile Ajar. À cette occasion, Garcia-Fons a constitué un trio au sein duquel on retrouve l’accordéoniste David Venitucci, déjà entendu à ses côtés du temps de La Linea Del Sur en 2009. Stéphan Caracci, lui, est un nouveau partenaire, mais on connaît bien ce batteur vibraphoniste, membre du groupe Big Four ainsi que de Ping Machine [2]. Une fine équipe donc, venue présenter ce répertoire à Nancy Jazz Pulsations.

La vie devant soi est conçu comme une série d’hommages et de clins d’œil à différentes personnalités représentatives de la vie de Paris aux yeux de Renaud Garcia-Fons : Charles Trenet, Raymond Queneau, Jacques Prévert, Robert Doisneau, Michel Simon ou bien encore Sempé et Goscinny avec leur Petit Nicolas. Tel est le tableau enchanté que le public peut retrouver (ou découvrir) dans une salle bien remplie. Et si la virtuosité du contrebassiste apparaît comme une évidence, c’est avant tout son chant qui se fait entendre, tout particulièrement lorsqu’il a recours à l’archet, qu’il peut utiliser aussi bien comme source de mélodie que comme instrument à percussion. Le mariage des couleurs entre les trois instruments est solaire, les interactions expriment une vraie joie d’être ensemble. L’accordéon de David Venitucci, qui endosse parfois le costume d’une basse lorsque Renaud Garcia-Fons s’envole, mêle ses nuances aux cordes de la contrebasse avec délicatesse. Le drumming léger aux balais de Stéphan Caracci suggère toute la tendresse des histoires racontées par son leader qui offrira un double rappel : d’abord en trio avec une reprise virevoltante de « Je me suis fait tout petit » de Georges Brassens puis seul avec « Kurdish Mood », l’une des pièces phares de son album Solo - The Marcevol Concert.

La vie devant soi ou les bienfaits d’une respiration…

par Denis Desassis // Publié le 18 octobre 2018
P.-S. :

Sur scène

  • Aruán Ortiz (piano), Don Byron (clarinette, saxophone ténor)
  • Renaud Garcia-Fons (contrebasse), David Venitucci (accordéon), Stéphan Caracci (vibraphone, batterie)

Sur la platine

  • Aruán Ortiz & Don Byron : Random Dances And (A)Tonalities (Intakt 2018)
  • Renaud Garcia-Fons : La vie devant soi (eMotive 2017)

[1Elève du grand François Rabbath, Renaud Garcia-Fons est entré dans l’univers du jazz à travers des collaborations avec le trompettiste Roger Guérin, ou bien en tant que membre de l’Orchestre de Contrebasses, avant d’intégrer l’Orchestre National de Jazz sous la direction de Claude Barthélémy, de 1989 à 1991. Sa carrière en tant que leader remonte à l’album Légendes, paru en 1992.

[2Une grand ensemble qui vient de s’arrêter dans la mesure où Fred Maurin, son leader, a été nommé à la tête de l’Orchestre National de Jazz en remplacement d’Olivier Benoit.