Festival Météo, sans tambour but with bagpipes
Découvertes et expériences musicales à Mulhouse sont l’ADN de Météo Festival.
© Alicia Gardès
Il y a deux ans, on attendait la venue du groupe Anteloper composé du batteur Jason Nazary et de la trompettiste Jaimie Branch. La nouvelle de sa mort soudaine se répand parmi les musicien·ne·s présent·e·s, dont la plupart étaient proches d’elle : John Dikeman, Audrey Chen, Chris Pitsiokos… La trompettiste sera largement évoquée lors de cette édition, par Ava Mendoza qui lui dédie le morceau « Echolocation » qui parle des dauphins roses de l’Amazonie, que Jaimie Branch appréciait également, ou par la chanteuse militante Amirtha Kidambi qui évoque les manifestations et les actions de solidarité auxquelles elles ont participé ensemble. Un portrait en creux de celle qui manque toujours et encore [1].
Si l’édition 2022 s’est donc jouée sans tambour ni trompette, celle de 2024 présente une couleur peu commune : presque pas de batterie et plusieurs cornemuses.
- Emilie Škrijelj © Alicia Gardès
Maggie Nicols, grande dame de l’improvisation britannique, chante et déclame au piano, avec une couleur qui oscille entre Brigitte Fontaine et Angel Bat Dawid. Le duo italien Deborah Walker (violoncelle) & Silvia Tarozzi (violon) réinterprète – après collectage – des chants de travail de femmes dans les rizières. Cordes et voix entremêlées, frottements et syncopes rythmiques. Sans véritablement improviser, elles proposent une relecture folk assez expérimentale.
Le solo qui conclut la journée marque le public. Emilie Škrijelj est à l’accordéon avec pédales d’effets. La salle reconfigurée en lieu intime, le public autour de la musicienne. Avec les effets et des secousses rapides sur l’instrument, elle crée une vibration oscillante qui a du sens. L’accordéon offre un panel fantastique de sonorités étranges et c’est presque sans jamais actionner les touches qu’elle emmène tout le monde dans son ailleurs. Un grand souvenir.
Concentré, le public qui se réunit dans le grand temple Saint-Étienne, dressé au centre de la vieille ville, est venu écouter le solo de saxophone alto de Patrick Shiroshi. Il sait tirer parti de l’acoustique de l’édifice pour jouer avec la résonance et le delay, loin du bruitisme qu’il pratique habituellement.
La salle en haut du Séchoir accueille chaque année des concerts acoustiques étonnants. Un double plateau de cornemuses nous attend. Carme Lopez pratique la cornemuse galicienne (gaïta), mais à l’économie. Elle en sort d’abord quelques boucles qu’elle passe ensuite dans une table d’effets. C’est à partir de cette matière qu’elle jouera son solo, travaillant la matière sonore comme une peinture. Si nécessaire, elle reprend l’instrument pour une seconde lampée qu’elle empile avec les autres effets, les loops, et structure les registres comme ceux d’un orgue. C’est doux, presque tonal, ça ronronne. Puis Clément Vercelletto présente la pièce « Engoulevent », basée sur un orgue original, fait d’une souffleuse d’air électrique branchée à un système de tuyaux reliés à des appeaux à oiseaux et autres dispositifs sonores contrôlés par ordinateur. Par moment, il joue de la cornemuse à bourdon simple par-dessus le motif qui se répète, tandis qu’il lance de nouvelles séquences d’appeaux. La performance est étonnante, même si la fin se dilue dans un temps trop long.
- Ava Mendoza © Alicia Gardès
De retour au Motoco, la base de vie du festival où se retrouvent les gens, le disquaire, le bar, les DJS, les food-trucks, etc.
Dans la salle à la température élevée, Ava Mendoza vient présenter son solo, avec lequel elle tourne déjà depuis un certain temps [2]. Devant une salle bien remplie, ses deux amplis et ses multiples racks d’effets, elle se lance, bien plantée au sol, dans son solo. La musique, qui s’est patinée avec le temps, est plus lâche et les moments d’improvisation plus nombreux. Son fameux « blob » – un mur de sons – est encore plus noisy que d’habitude. Semblant surmonter sa réserve habituelle, la guitariste raconte l’histoire des thèmes qu’elle a écrits et son hommage à Jaimie Branch. On ne se lasse pas de l’entendre jouer cette sorte de blues urbain aux accents rauques.
Pour finir, le groupe très politique d’Amirtha Kidambi « Elder Ones » s’installe pour un long set brûlant. Pour la première fois depuis deux jours, on entend une batterie (celle de Matt Sawyer qui remplace Jason Nazary) ! En introduction, Amirtha prononce un discours à la mémoire de Jaimie Branch, puis enchaîne sur l’engagement contre les guerres, particulièrement pour défendre les habitant·e·s de la bande de Gaza et dénoncer les schémas coloniaux qui sous-tendent toujours les relations internationales d’aujourd’hui. Antiraciste, féministe, pacifiste, le discours est clair. Avec le titre « Third Space » elle rend hommage aux femmes tuées parce qu’asiatiques, dans une tuerie de masse, à Atlanta en 2021. La musique est propre à la scène new-yorkaise du moment, mélangeant le blues, les modes, le groove et les textes, dans la lignée de James Brandon Lewis ou Matana Roberts. Sa voix très expressive et contenue est amplifiée par les effets. Kidambi, qui s’est révélée en 2018 dans le groupe Code Girl de Mary Halvorson, n’en finit pas de se distinguer comme une voix – et une personnalité – originale et inspirée, à suivre de près.
- Amirtha Kidambi’s Elder Ones © Alicia Gardès
À partir de ce concert, la batterie sera présente, avec de plus en plus d’électronique et de platines vinyles.
Au Motoco encore, les groupes qui suivent ont cette énergie dansante et/ou transcendante qui vont emporter l’adhésion du public, de plus en plus debout et survolté. Comme le trio El Khat qui propose un blues yéménite enlevé, en peu timide mais avec une pulsation entêtante, ou le trio britannique Still House Plants. Le dernier concert réunit quatre musicien·ne·s qui se sont rencontré·e·s à Météo les années précédentes. C’est un évènement. Aux platines Mariam Rezaei (UK), à l’électronique et cornet Gabriele Mitelli (IT), au saxophone alto Mette Rasmussen (DK) et à la batterie Lukas König (AUT) forment le projet « The Sleep of Reason Produces Monsters », une assertion très actuelle politiquement [3].
Les musicien·ne·s ont élaboré une structure en différentes parties numérotées qu’iels annoncent avec les mains pour changer les ambiances. Les deux installations électroniques sont parfois redondantes entre elles ou avec la batterie, mais la couleur sonore des vinyles triturés, des sons modifiés et du cornet forme un camaïeu avec celle du couple saxophone-batterie, très sèche et métallique. Rasmussen ou Mitelli profitent même de la configuration sans scène de la salle pour jouer au milieu du public, créant un espace sonore acoustique dans un programme amplifié, et König démonte et remonte son set de batterie au gré des sons recherchés. À la fois organique et virulent, structuré et explosif, le concert est l’acmé du festival.
Auparavant, dans le temple Saint-Étienne où il fait frais, dans l’acoustique spécifique et les lumières mordorées que les nombreux vitraux diffusent, deux concerts sont venus ponctuer une après-midi de chaleur. Harry Gorsky-Brown joue de la petite cornemuse écossaise et du violon et chante des chansons médiévales en gaélique, sa langue natale. Le tout passe par son ordinateur pour en modifier les contours et diffuser des fonds sonores, bruitages et paroles. Sa façon de chanter et de se tenir, la diction, rappellent le chanteur lo-fi Daniel Johnston, avec une façon gauche et empruntée qui cache mal une maîtrise de l’instrument et de la musique. Gorsky-Brown chante le blues de la lande écossaise, l’épopée guerrière des peuples du Nord. Au violon, il jette sans ménagement les paroles et les notes, avec l’air de nous dire : c’est ça ou rien. En toute décontraction.
- Ingrid Schmoliner © Alicia Gardès
Après ce moment aussi épique que poétique, place à une pièce d’envergure, « Mneem » par la pianiste autrichienne Ingrid Schmoliner. Celle qu’on connaissait pour ses rencontres avec Pascal Niggenkemper ou Hamid Drake présente une pièce solo d’un seul tenant, au piano préparé – le dispositif est composé de baguettes asiatiques et de piques de porc-épic – qui consiste en une seule et longue variation d’un motif répétitif et minimaliste, dans la lignée de Terry Riley mais avec les couleurs de Julius Eastman. La main droite est plus portée sur les motifs en boucle et la main gauche rythme en accords ou double à l’unisson. L’amplification dans l’église est spatialisée avec six haut-parleurs qui entourent le public. La résonance est profonde, on entend des cliquetis, des couleurs variées voire improbables pour un piano, et la référence au gamelan balinais tombe sous le sens. Cette performance dure presque une heure, dense et hypnotique et, à défaut de toucher au divin, vide la tête des scories inutiles. C’est bon et nécessaire.
À Météo, on se laisse porter par les vagues de sonorités étranges qui s’échappent des instruments dont le fonctionnement organologique est souvent détourné. Ces techniques étendues permettent une multitude de sons inouïs et inattendus qui plongent l’auditoire dans un inconnu narratif très stimulant.
À nouveau, le festival Météo impose sa place parmi les meilleurs festivals européens de musiques modernes, expérimentales et libres. Et à nouveau, on entend dire parmi les musicien·ne·s invité·e·s que l’accueil y est remarquable. C’est pour cette raison qu’on y retrouve chaque année les groupes les plus actifs et les projets les plus inventifs. Et avec près de cinq concerts par jour, il y a de quoi engranger.