Scènes

Jazz à Luz, quatre journées particulières

Un moment dérobé, quatre journées particulières où se rencontrent des gens et des musiques qui, sans cela, auraient continué de s’ignorer.


Jazz à Luz est de ces festivals où l’on vient en confiance, sans forcément connaître les artistes que l’on va voir. On y va pour la découverte, pour la surprise, pour l’atmosphère aussi : un moment dérobé, quatre journées particulières où se rencontrent des gens et des musiques qui, sans cela, auraient continué de s’ignorer. Pas question d’adhérer à tout sans réserve, et on ne vous le demande pas : en acceptant le risque de ne pas aimer, vous vous offrez le risque, la chance, du coup de foudre.

Et coup de foudre il y eut. En plusieurs exemplaires. Mais pas tout de suite.

Aléas routiers aidant, je suis arrivée le mercredi vers 19 heures, trop tard pour le concert du duo Mamie Jotax (Carmen Lefrançois et Camille Maussion), dont on m’a dit beaucoup de bien, et qui jouait dans des conditions particulières : sur un manège à pédale, en plein vent car il ventait fort cet après-midi-là. Trop tard aussi pour le duo de Betty Hovette et Nicolas Lafourest, Xibipíío.

La soirée commence donc, pour moi, au chapiteau avec le trio MingBauSet, qui s’annonce intéressant. Du batteur Gerry HeMINGway, le « Ming » du trio, je gardais le souvenir ébloui d’un concert, jadis, sur cette même scène. Il est ici en compagnie de Vera BAUmann et Florestan BerSET, musiciens suisses trentenaires. Baumann, de profil, développe une sorte de chanté-parlé onomatopéique en tournant ses potentiomètres. La voix est claire, virginale presque, entre chanson et folk. À la guitare, face public, Berset déploie un impressionnant éventail d’esthétiques, parfois anguleux, parfois plus rond, fait sonner ses harmoniques comme une boîte à musique, joue à l’archet. Hemingway souligne, relance, cogne, frissonne et recogne. Cela pourrait être passionnant mais la voix et la guitare paraissent aseptisées comme un cabinet dentaire helvétique, et l’émotion ne passe pas la rampe.

Deuxième partie de soirée, le groupe Fiasco, venu en voisin de Pau. Au vu du volume sonore du groupe lors des balances, j’ai préféré suivre le concert en restant au Verger, un peu en retrait du chapiteau. « Si c’est trop fort, c’est que vous êtes trop vieux », disions-nous quand nous étions jeunes. Eh bien soit. Il paraît que sans l’image c’est moins bien, qu’il fallait voir la vocaliste ôter son tee-shirt. Sûrement.

Plus tard dans la nuit, Bøl (prononcez Bol, le ø est juste là pour faire jøli) joue sur la scène du parc Massoure, tout auréolé de sa récente distinction au tremplin de la Défense. Très différents en concert de ce que l’on entend sur leur playlist internet, ils axent tout sur la danse. Rythmiques obsessionnelles donc, même si parfois les appuis sont méchamment décalés par les polyrythmies ; les danseurs n’en ont cure, ils dansent. Côté jeu de scène, on louche en direction du métal. Côté musique, il y a des couleurs, des harmonies osées, de l’asymétrie – on pense un peu à Guillaume Perret - mais on reste frustré car le volume sonore en masque l’essentiel, et tout cela finit par se perdre dans la répétition à l’infini de la même note sur le même beat, danse avant tout.

Jeudi matin, balade « pochette-surprise » : sur un itinéraire tenu secret jusqu’au bout, les « installations » culinaires du duo Bouillon Brume nous emmènent jusqu’au château Sainte-Marie. Dans la cour du château en ruine, Richard Comte est seul avec sa guitare et son ampli. Un drone à l’archet, qui pourrait n’être qu’une seule note mais qui en est plusieurs : selon l’angle, la pression, le placement, le jeu des pédales, surgit une brassée d’harmoniques, un spectre sonore. Assis dans l’herbe ou sur les pierres des remparts, le public écoute, attentif.

Richard Comte au château Sainte-Marie © Michel Laborde

Nous repartons, d’autres surprises gustatives nous attendent et nous conduisent jusqu’à une scène où Marie Olaya, également seule à la guitare, propose une autre méditation sonore, plus mélodique, plus rock aussi. Puis c’est le tour de Pipipi, chansons minimalistes par Brunoï Zarn à la voix et à la guitare-bidon (quatre cordes tendues sur un bidon d’huile de moteur) et Laurent Paris (batterie minimale, objets divers). Il y a dans ces chansons un peu blues-rock, parfois chantées en yaourt, émaillées de chant diphonique et de vocalisations bizarres, de la gouaille et un petit côté macho au second degré qui forcent le sourire.

L’après-midi, Jazz à Luz est dans la rue avec la Compagnie du Coin. Solennel Dada - c’est le titre - est une fanfare, mais une fanfare qui, avec sa manière d’occuper l’espace, d’interrompre le flux musical par des monologues faussement cathartiques, de rompre avec la classique déambulation, d’envelopper le public, de mêler musique et comédie, est capable d’arracher un sourire même aux plus blasés. Et ça joue, bon sang, ça joue.

19 heures au Verger, le programme annonce « Création autour du pianiste Don Pullen ». À l’initiative de la pianiste toulousaine Betty Hovette, son trio revisite l’héritage de ce pianiste sous-estimé qui fut sideman aux côtés de gens aussi divers que Mingus ou Nina Simone et leader de ses propres ensembles. Un sample de la voix de Pullen, et les trois musiciens entrent dans le vif. La musique est nerveuse, ancrée dans un shuffle blues mais comme traversée d’éclairs ou de vagues de fond : elle propose une synthèse étonnante entre l’attachement à la tradition et un « pianisme » peu conventionnel (clusters, vagues avec le dos de la main…). Synthèse qu’incarnent à merveille Fabien Duscombs à la batterie et Sébastien Bacquias à la contrebasse, soutenant le jeu de la pianiste et en véritable interaction permanente avec elle. Un très beau concert qui donne envie de s’intéresser de plus près à Don Pullen.

Betty Hovette © Michel Laborde

Un petit coup de Compagnie du Coin dans le parc Massoure, et l’on revient au chapiteau pour Moby Duck.
Delphine Joussein, à la flûte agrémentée d’un rack de pédales à faire pâlir un guitariste, est l’âme du projet. Avec Rafaëlle Rinaudo à la harpe, elles s’évertuent à casser les codes autour de leurs deux instruments, si féminins n’est-ce pas. Le résultat ? Un concert qui désarçonne dans un premier temps, avec des références qu’on ne saisit pas toujours (cette obsession pour les canards ?) mais où je finis par rentrer après deux morceaux, aspirée par ce maelstrom très zappaïen où le foutoir tutoie la précision maniaque, transpercé par les traits d’un Fender Rhodes bien sale (Xavier Camarasa), les vocalises d’une Yma Sumac punk, une réminiscence du « Great Gig in the Sky », des musiques de jeux vidéo vintage, des fausses fins en veux-tu en voilà. Orgiaque.

A minuit trente, Pomme de Terre (Aymeric Avice, Richard Comte, Etienne Ziemniak, Niels Mestre) jouait à la Maison de la Vallée mais je n’y étais pas.

Vendredi, la matinée commençait avec la projection de trois films de Mathieu Amalric consacrés au musicien John Zorn. Les deux premiers suivent Zorn dans ses travaux et respirent tout l’amour – il n’y a pas d’autre mot - que voue le comédien-cinéaste au compositeur-saxophoniste-homme d’affaires. Le troisième relate la difficile mise au point par la stratosphérique soprano Barbara Hannigan [1] de la pièce Jumalattaret, composée par Zorn à l’occasion de ses 70 ans. On assiste aux doutes de la chanteuse, à ses accès de découragement, on reprend mille et une fois avec elle le même passage inchantable en répétition, on lit les échanges de mails doux-amers entre elle et Zorn, mais – ce n’est pas divulgâcher que le dire – happy end : la pièce a bien été représentée, et le sera à nouveau en novembre 2023 à la Philharmonie de Paris. Je n’ai pas trouvé ces films renversants : l’amour-passion, c’est magnifique, on a envie de le dire au monde entier mais on ne parvient pas forcément à le faire partager.

En manière d’entracte, les étudiants de la classe de jazz du Conservatoire de Tarbes donnaient concert sous les voûtes de la Maison de la Vallée. Des morceaux parfois un peu appliqués mais où l’on sent déjà percer de vraies personnalités de musiciens. L’expérience a en outre permis à ces jeunes étudiants, âgés de 17 à 20 ans, d’être invités à l’ensemble du festival : une expérience parfois déstabilisante, rapporte leur professeur !

Un petit tour par la garderie pour assister au charmant spectacle jeune public de Charlène Moura et Sophie Boudieux, Dedans-dehors. C’est astucieux, coloré, plein d’humour et de musique et ça ne prend pas vos enfants pour des imbéciles. Recommandable.

La Compagnie du Coin - Solennel Dada © Michel Laborde

On se retrouve sous le chapiteau pour le Pablo Gïw Free Trio, composé du leader trompettiste, de la bassiste belge Farida Amadou et de la vocaliste Laura Totenhagen. Trio 95 % électronique, tous les sons étant systématiquement retraités [2] par une multitude de pédales. Amadou, centre scène, adopte un jeu métronomique, monocorde. Gïw, look à la Conchita Wurst, et Totenhagen se font face. Aucun ne regarde le public. Le son qu’ils nous envoient (très fort, une fois encore) est industriel, semé de tensions et de vagues respirations mais sombre, étouffant, amer, comme s’il n’y avait plus rien à faire qu’attendre la catastrophe ou s’y enfoncer encore. Plombant.

Tellement plombant qu’il ne me reste plus de ressource pour la suite. Un petit coup de Boucan, duo décapant de chansons emmené par Brunoï Zarn (voix, guitare bidon) et Mathias Imbert (voix, contrebasse), puis je renonce à La Jungle et aux bouchons d’oreilles, à la troisième partie de la Compagnie du Coin et aux deux concerts sous les étoiles qui suivaient dans un lieu secret, pardon aux artistes et aux organisateurs.

Samedi 17 juillet, final.

11 heures du matin : Farida Amadou revient, en solo cette fois. Après un court discours introductif, elle nous dit « à plus tard ». Rassurez-vous, elle reste là. Assise, elle se lance dans une recherche de textures. Drones, cordes frappées, tapping, saturation, fuzz, larsen, mailloche, pédales, pédales, pédales. Si les textures sont variées, les sons le sont moins. Ainsi utilisée, la compression gomme le grain, la voix personnelle. Amadou regarde l’heure sur le téléphone portable posé à ses pieds puis adopte un son moins retravaillé, une esthétique plus tribale. Fin du concert. Un rappel : « Vous n’en avez pas marre ? J’ai encore 1 mn 30 de son au moins, ça va ». La basse posée sur l’ampli, elle jouera uniquement aux pédales. Plus intéressant à mon sens que le trio de la veille, ce solo me laisse toutefois l’impression mitigée d’un catalogue, d’une démonstration.

Après déjeuner, nous étions conviés à une table ronde sur la « Transition écologique dans les lieux et festivals de jazz ». Le public, sollicité, a proposé diverses pistes de réflexion comme la politique de transports en commun, l’interaction avec les espaces naturels au risque de perturber la faune sauvage, l’intérêt de consommer de l’électricité pour produire tant de décibels qu’il faut s’équiper de bouchons d’oreilles… La réponse de l’éco-conseillère fut édifiante, en substance : vous ne nous apprenez rien, on a déjà pensé à tout ça ; ce qui nous importe c’est de savoir si vous covoiturez, parce que ça nous permet de mettre quelque chose dans les dossiers de subventions. C’était une enquête qu’il fallait faire, pas une table ronde !

On retourne à la Maison de la Vallée pour un concert avec SaMouche. Marc Démereau (saxophones, scie musicale), Thomas Fiancette (batterie, percussions), Germán Caro Larsen (guitare) et Marie Olaya (guitare). Aux frontières du free jazz et de l’improvisation libre, un set bien roboratif comme on les aime, avec un fond sur lequel se posent tour à tour ou ensemble les guitares, les saxophones et la scie musicale. On pense au regretté Peter Brötzmann dans le crescendo quasi continuel, la dimension dionysiaque de la musique.

Isabelle Duthoit © Michel Laborde

Le grand concert de la soirée allait être vraiment grand, très grand.

Isabelle Duthoit vocalise dans le souffle, dans l’énergie. C’est un félin sauvage ; elle siffle, feule, rugit, crache, gargouille, éructe, ronfle, râle, croasse, jase, jacasse, crie. Dans un engagement de chaque instant, ses deux partenaires l’enveloppent, l’illustrent, l’enluminent. Steve Heather augmente sa batterie de chaînes posées sur la caisse claire et le tom. Andy Moor, que l’on a connu très rentre-dedans, se met tout entier au service de cette voix impérieuse. Sans le moindre artefact électronique, à l’aide de ses deux mains et d’une simple brosse en chiendent, il extirpe de sa guitare des textures caillouteuses comme une moraine. Duthoit emprunte des infrabasses au kabuki, de la diphonie au chöömej mongol, des percussions vocales au kecak balinais et au haka maori, et elle en fait… du Duthoit. Elle empoigne sa clarinette et poursuit son chant par d’autres moyens. Suraiguës, pianissimos soudains, fortissimos déchirants, elle est à la voix et à la clarinette ce que Joëlle Léandre est à la contrebasse et à la voix : une identité irréductiblement singulière et d’une vitalité époustouflante, communicative, enthousiasmante. Le public littéralement soulevé lui offre une ovation comme on en voit peu. Un court rappel puis deux saluts, et c’est fini.

Avez-vous déjà éprouvé ce besoin, après une expérience exceptionnelle, de faire le vide afin de savourer jusqu’au bout les dernières vibrations que laisse en vous un parfum, un son, une image ? C’est ce qui m’est arrivé ce soir-là. Que les artistes suivants et les organisateurs me pardonnent, j’ai voulu garder en moi ce concert et je me suis retirée.

par Diane Gastellu // Publié le 20 août 2023

[1Barbara Hannigan se trouve être dans la vie la compagne de Mathieu Amalric.

[2N’y voyez aucune allusion à une récente réforme impopulaire.