Chronique

Jessica Pavone

Lull

Label / Distribution : Chaikin Records

Comme il y a quelques mois avec la saxophoniste Ingrid Laubrock, lorsque celle-ci nous avait proposé l’ambitieux Dreamt Twice, Twice Dreamt, on a le sentiment que Lull de Jessica Pavone fait basculer la violoniste alto dans une toute autre dimension. Non que cela soit surprenant ou soudain : avec ses différents projets, de son String Ensemble à ses disques solo mâtinés d’électronique, la New-yorkaise nous avait habitués à tutoyer la musique contemporaine. Proche d’Anthony Braxton, Pavone a toujours envisager la musique comme un réservoir d’émotions qui embrassent toute la palette des possibles, jusqu’à bousculer l’auditeur.

De ce point de vue, « Indolent », qui ouvre Lull avec cet échange panoramique entre altos et violoncelles, est une belle illustration. Les altos (Abby Swidler se joint à Pavone) percent une voix que les violoncelles, où l’on retrouve l’excellent Christopher Hoffman aux côtés de Meaghan Burke, tentent de polir. Entourée d’un double quatuor étendu aux contrebasses (Shayna Dulberger et Nicholas Jozwiak), Jessica Pavone n’interroge plus seulement les sensations, dépasse l’approche brute et reptilienne qui pouvait caractériser sa musique pour interroger le temps. Pas la pulsation, ni la notion d’espace-temps, mais la persistance, la superposition, tout ce qu’elle visitait déjà dans ses solos mais qui s’articule ici avec brio en octuor auquel s’ajoutent deux invités, le trompettiste Nate Wooley et le percussionniste Brian Chase. La présence de ce dernier, batteur du très arty groupe de rock Yeah Yeah Yeahs, est un rappel de tous les courants qui nourrissent Pavone [1]. Ces convives ne font que renforcer ce travail sur la résonance qui s’opère dans la lenteur, une approche qui tient davantage de la superposition des couches que de la sculpture de la masse du silence. Dans « Holt », où interviennent les toms et la caisse claire de Chase, les frappes peuvent paraître aléatoires ; elle ne font d’abord que s’adapter au flux des cordes qui agissent comme des vagues successives. De la même façon, sur « Ingot », le son très pur de Wooley s’harmonise à merveille avec l’octuor, qui semble prolonger le spectre de son souffle jusqu’à lui offrir une forme d’infinitude, une note tenue qui s’échappe dans d’autres dimensions, parfois insaisissables, une note choisie avec le trompettiste, comme pour mettre les musiciens dans le climat le plus propice.

Au milieu de cet orchestre dense, Jessica Pavone s’efface. Elle dirige, elle offre tout le confort nécessaire à des musiciens dont la souplesse et l’unité ne font qu’un seul corps. Le choix des musicien·ne·s a permis cette prouesse : les violonistes Charlotte Munn-Wood et Aimée Niemann agissent ensemble dans Du.0, habituées aux performances contemporaines qui se confrontent aux artistes plasticiens ; quant à Hoffman, son travail comme sa collaboration avec Anna Webber circonscrivent un univers dans lequel la musique de Jessica Pavone a pleinement sa place. Wooley enfin est un vrai trait d’union avec tout le travail que l’altiste mène depuis le début du siècle : le trompettiste a joué avec Mary Halvorson, comparse de longue date de Pavone, dans Crackleknob, ou dans le Canada Day de Harris Eisenstadt avec lequel elle a aussi très longtemps joué. Lull est une œuvre importante, celle qui embrasse sans doute le plus fidèlement toute la carrière de Jessica Pavone.

par Franpi Barriaux // Publié le 29 mai 2022
P.-S. :

Jessica Pavone, Abby Swidler (vla), Aimée Niemann, Charlotte Munn-Wood (vln), Christopher Hoffman, Meaghan Burke (cello), Shayna Dulberger, Nicholas Jozwiak (b), Brian Chase (p), Nate Wooley (tp)

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