Chronique

Ingrid Laubrock

Dreamt Twice, Twice Dreamt

Label / Distribution : Intakt Records

Une œuvre majeure se reconnaît parfois à la première écoute ; il ne faut pas longtemps. Bien sûr, il y a la personnalité des auteurs, et Ingrid Laubrock appelle souvent un a priori positif ; il y a le choix des musiciens, et de ce point de vue des individualités comme le pianiste Cory Smythe ou Zeena Parkins sont déterminantes. Mais donner à la routine ses plus beaux atours ne la rend pas plus attrayante. Il faut la transcender. Offrir de nouveaux espaces. Et c’est ce que la saxophoniste réussit avec son Dreamt Twice, Twice Dreamt, disque ambitieux qui confirme son talent de compositrice qui trace sa propre voie. On l’avait entendue dans Two Works for Orchestra with Soloists ; on le subodorait déjà depuis son Octet ou même Ubatuba : la musique d’Ingrid Laubrock est une sacrée mécanique de précision complexe et ingénieuse qui fait taire avec le temps toute crainte de froideur, comme une lente et charnelle mise à nue. « Snorkel Cows », enregistré avec l’EOS Chamber Orchestra dirigé par Susan Blumenthal, rencontré au Moers Festival, en est le parfait exemple. Le travail de Smythe tout en douceur, bataillant avec un basson, l’activité lointaine de Tom Rainey comme on crayonne les perspectives d’une aquarelle, sont autant de gestes imprévisibles qui se libèrent de tous liens tout en restant implacablement précis, à l’image de la contrebasse de Robert Landfermann qui évoque le chant des baleines.

Car s’il est question de mécanique ici, c’est bien celle des chimères. Pendant plusieurs années, Ingrid Laubrock a noté ses rêves. C’est davantage une interprétation, une tentative d’en rechercher le climat qu’un récit. Elle ne raconte pas ici, elle lie les songes entre eux, comme un fil invisible qui animerait le réel, ou leur donnerait vie, jusque dans les recoins les plus étranges. On le constate avec « Drilling » où sur la version enregistrée avec le Small Ensemble, délesté de l’EOS mais accompagné de l’accordéon méphitique d’Adam Matlock, l’électronique de Sam Pluta (aperçu déjà dans Serpentines ou avec Braxton) apporte une forme de noirceur, relayée par le violon de Josh Modney. Un sentiment de malaise bruitiste s’insinue, qui va droit à l’âme, comme ces rêves incommodes dont on peine à sortir et où on revient toujours. Les songes ne sont pas forcément roses, et le tour de force de Laubrock, qui s’offre parfois quelques instants songeurs au saxophone (« I Never Liked That Guy », version Small Ensemble, où elle propose une mouture brute du luxe de détails qu’offrait l’orchestre), c’est d’arriver à donner, avec deux formations, des points de vue différents, comme des miroirs convexes ou concaves où pourraient se mirer à tour de rôle Berio ou Stockhausen, discrètes influences.

Voilà bien une gageure que réalise Ingrid Laubrock avec Dreamt Twice, Twice Dreamt ! Elle livre une musique pleine et accomplie sans emphase, qui doit tout autant à sa connaissance de la musique écrite occidentale contemporaine (on notera quelques rhizomes braxtoniens dans sa relation à l’orchestre, notamment dans le mouvement général de « Down The Mountain, Down The Mountain » avec l’EOS) qu’à sa propre liberté. On appréciait chez Laubrock cette capacité à laisser de la place aux solistes et à l’imprévu au sein d’une finesse d’écriture incontestable, servie par des personnalités idéales pour ce genre de biotopes, l’intenable Smythe en tête, notamment lorsqu’il explore les quarts-de-tons. Avec cette lecture en miroir, entre un EOS empli d’une touffeur nébuleuse et un Small Ensemble plus cru et plus direct, plus anguleux aussi, la saxophoniste livre un panorama de son savoir-faire. En décembre 2018, Ingrid nous disait avoir une œuvre de musique de chambre dans les cartons avec Smythe et Pluta. Le confinement aura été propice et aura propulsé jusqu’à nos oreilles cette musique de rêve. Stricto sensu.

par Franpi Barriaux // Publié le 14 février 2021
P.-S. :

Ingrid Laubrock (ts, ss, as), Adam Matlock (acc) Josh Modney (vln), Zeena Parkins : (hp), Sam Pluta (elec, fx), Cory Smythe (cla) ; Robert Landfermann (b), Tom Rainey (dms)

EOS Chamber Orchestra : Susanne Blumenthal (dir), Ségolène de Beaufond, Mayumi Sargent Harada, Alex Semeniuc Terese Pletkute, Volhar Hanchar, Christine Schäfer, Eva Csizmadia (vln), Pauline Buss, Lydia Haurenherm (vla), Mateusz Kwiatkowski, Tom Verbeke (cello), Pierre Dekker (b), Roland Meschede (fl), Anja Schmiel (oboe, hn), Blake Weston (cl, bcl), Eugenie Ricard (bsn), Susanne Knoop (tp), Chris Weddle (fh), Matthias Schuller (tb)