Scènes

L’empreinte du bleu

Du Bleu en Hiver entre Tulle et Brive


Pour sa 14° édition, « Du Bleu en Hiver » profite à plein de la naissance, entre Tulle et Brive, d’une Scène Nationale toute neuve, sacrément gaillarde en tous cas. Du 24 janvier au 2 février, les allers-retours n’ont pas cessé entre les différents lieux de concerts, bien habités par des audiences ferventes. Enfin un festival de jazz vif en Nouvelle-Aquitaine, qui ne cède jamais sur son désir.

Nous avions nos habitudes à Tulle, nous y avions surtout nos préférences : un festival de jazz très « actuel », en quelque sorte inventé par l’ancienne directrice de la scène conventionnée, Solange Charlot, et l’association « Du Bleu en Hiver » présidée par Dominique Grador. Et dès avant le redécoupage des régions nous faisions le voyage (un peu longuet) depuis Bordeaux, pour nous rendre en Corrèze, à l’époque rattachée au Limousin.
Nathalie Besançon a succédé à Solange, mais l’esprit du festival n’a pas bougé. Et comme la salle Latreille, située juste à côté du Théâtre de Tulle, avait très vite constitué un point focal indispensable, le bleu en hiver se portait déjà bien. Nicolas Blanc, directeur de la nouvelle scène, a accueilli, maintenu et déployé ce jazz de l’hiver qui nous enchante, avec une programmation splendide. Jugez plutôt.

Séverine Morfin

Au registre des inaugurations, la présence d’un groupe régional superlatif, « Beat It », avec Guillaume Schmidt (saxophones, electronics), le batteur Didier Ottaviani et le bassiste Nicolas Veysseyre et à celui des siestes musicales (un terme que nous n’aimons guère à dire vrai) la voix et bouche d’Antoine Mermet. Manger en musique à midi, c’est à la salle Latreille à Tulle, avec (par exemple) le trio de Fidel Fourneyron « Un Poco Loco » dans le répertoire de West Side Story, ou Roberto Negro en solo. Les actions culturelles ont vu le Basque Kristof Hiriart et Vianney Desplantes suivre un travail au long cours avec des élèves du collège de Lubersac, mais aussi Ikui Doki en concert pour des scolaires.

Un cran de plus, aux théâtre de Tulle ou de Brive, l’Organik Orkeztra de Jérémie Ternoy et Kristof Hiriart avec une ribambelle de solistes (24 janvier) puis le Very Big Experimental Toubifri Orchestra (25 janvier), le trio de Vincent Courtois (Love Of Life) le 16 janvier, la création d’« Ornithologie » par le trio Un Poco Loco (le répertoire de Charlie Parker), le 26 janvier, et le même soir Émile Parisien qui fête les 10 ans de son quartet. Le lendemain Feelin’ Pretty encore. Mardi 29 janvier Thomas de Pourquery « Sons Of Love », Ikui Doki le 30, Post K le 31. « Three Days Of Forest » et le « White Desert Orchestra » d’Eve Risser le 1er février. Et le 2 cela se prolongeait encore avec Roberto Negro, et nous n’avons pas tout dit évidemment.

Nous n’avons pas non plus suivi tous ces concerts, mais les trois auxquels il nous a été donné d’assister nous ont convaincu que le jazz dans ses prolongements les plus extrêmes est d’une vivacité créatrice assez exceptionnelle, en France particulièrement.

Nous connaissions bien Post K, mais les hasards du calendrier des uns et des autres nous a fait les découvrir dans une formule en trio (sans Elie Duris) très excitante sur le papier, et ce soir-là dans une sorte d’équilibre entre registres « straight » et dérapages « free » tout à fait jouissive. Dans cet « après Katrina » il reste encore de la musique à réinventer et à faire revivre. (Brive, Conservatoire).

Le lendemain à midi (Tulle), Roberto Negro s’est confronté à la fois à la solitude du pianiste de fond, et au murmure des mandibules. Il n’en a nullement été gêné dans son parcours, construit avec patience, rigueur, et finalement tendresse sicilienne, ce qui ne nous a pas empêché, nous (auditeur), de regretter de n’avoir pas un casque sélectif pour protéger des bruits de fond et ne garder que la musique. Mais c’est le jeu.
Dans l’après-midi, à Brive (Théâtre), Three Days Of Forest a confirmé ce que nous avions découvert à Orléans l’année dernière : porté par l’altiste Séverine Morfin, qui est allée fouiner dans les textes poétiques des femmes noires engagées dans les années 70 dans des combats féministes et anti-racistes, le trio pousse Angela Flahault (notre Lucienne Boyer avec le Grand Orchestre du Tricot) vers les excès qu’elle adore, entre songs à l’irlandaise, rock sudiste et pop made in USA. Florian Satche (batterie et percussions) se régale évidemment à pousser les choses vers un peu plus d’excès encore.

Il nous restait à retourner vers Tulle, ville parfois enneigée (trop rarement à mon goût) l’hiver, où la programmation du White Desert Orchestra d’Eve Risser avait fait venir beaucoup de monde.

Quel que soit le versant envisagé, le White Desert est un magnifique orchestre, dirigé avec une souple précision par une compositrice superlative. Ève est sans doute l’une des premières dans l’histoire à avoir su pousser aussi loin les conséquences extrêmes de la préparation d’un piano. Car elle a conçu, au moins en partie, son écriture et son orchestration à partir de ce désir, les pièces annexes installées dans l’instrument ne suffisant plus et se transformant en personnes physiques dédiées à un instrument, avec tous les effets qui en découlent. À ce jeu, il nous a semblé ce soir là que Julien Desprez avait été d’une présence peu commune, et d’une pertinence stupéfiante. Poussant, tordant, vrillant son instrument, il en sortait les sons justes au moment opportun, avec un désir de musique éclatant. Placé où nous étions, nous ne pouvions observer chaque musicien avec autant d’acuité. Mais Susana Santos Silva, tout près de la pianiste, en a suivi le moindre signe avec une sorte de regard attentif/amoureux tout à fait manifeste, et a proposé des choses inouïes. Précise, Fanny Lasfargues fut l’auteur(e) d’un solo de basse électrique passionnant, construit, rebondissant. Et tous, titulaires ou remplaçants (mais ce terme ne veut rien dire) ont mis leur tendresse ET leur science au service de cette musique. Car c’est aussi et surtout la leçon qu’il faut tirer de l’écoute de cet orchestre : il révèle une auteure, un(e) chef(fe) d’orchestre dont les projets multiples sont exceptionnels dans le registre de la création. Il y a du Gil Evans, du Maria Schneider, du Charlie Haden dans cette orchestration, sur le fond d’un travail inspiré de la matière, de la science, des voyages, des explorateurs, que sais-je ?

La nouvelle scène se nomme « L’Empreinte », à partir du titre d’un livre écrit par un écrivain briviste (Pierre Bergounioux). Quoi de plus juste en effet pour désigner d’un mot les effets positifs de la culture ? Que nous ont laissé nos maîtres, en dehors de ce qu’il nous ont appris à désapprendre dans leurs champs respectifs (des mathématiques aux sciences de la vie et de la terre et passant par le chinois), sinon une sorte d’empreinte laissée avec bonheur sur nos âmes tendres ? Empreinte faite de reconnaissance et du sens de l’accueil de l’autre, en dehors de toute exclusive passionnée. Nous leur devons, à un âge où l’on commence à faire ce retour en arrière, d’être à cent lieues de toute passion triste. Et prêts, en effet, à subir l’injustice plutôt qu’à la commettre.
Et ceci sans la moindre espérance de toute récompense présente, passée et à venir.