Entretien

Laura Toxværd, tête chercheuse

Entretien avec la saxophoniste danoise, chercheuse et très graphique

On la connaît pour ses nombreux projets, tous différents, qui sont l’occasion de croiser le fer avec toute l’avant-garde danoise. Saxophoniste alto au son bien identifiable, au phrasé teinté de blues, elle double sa carrière de musicienne par une recherche scientifique sur le mode de composition improvisée et sa notation graphique. Très active sur la scène, elle se produit régulièrement, en solo ou avec différents groupes et enregistre très régulièrement, souvent sur le label ILK. Elle fait partie des personnalités essentielles de la nouvelle scène jazz danoise.

Laura Toxværd © Peter Gannushkin

- Comment vous présenteriez-vous aux lecteurs français ?

Mon instrument de musique principal est le saxophone alto, même si, en tant que compositrice et improvisatrice, il m’arrive aussi de chanter ou de jouer de la clarinette. Mes œuvres sont jouées régulièrement en Europe et en Amérique du Nord et ont été publiées internationalement depuis 2002 sur 16 albums avec, entre autres, John Tchicai et Marilyn Mazur. Mes partitions graphiques et mes notations sont publiées par les éditeurs danois Edition S et Forlaget Spring et dans l’anthologie des partitions graphiques Notations 21 chez Mark Batty Publisher à New York. Au cours de la période 2009-2011, j’ai reçu la prestigieuse bourse de travail de la Danish Arts Foundation, qui a été attribuée conjointement par ce qui était, à l’époque, deux comités distincts désignés pour évaluer les compositions, respectivement, de musique classique et de musique rythmique (« rythmique » couvrant des genres tels que le jazz, la musique improvisée et la musique populaire). Pendant plusieurs années, j’ai enseigné et étudié dans les conservatoires de musique danois et mené des recherches artistiques au Rhythmic Music Conservatory (RMC) de Copenhague. Depuis 2019, je suis employée comme doctorante à la faculté des beaux-arts de l’université d’Agder en Norvège, dans le cadre du programme de doctorat « Art in Context » et je suis actuellement doctorante invitée à la division de musicologie du département des arts et des sciences culturelles de Lund en Suède.

- Vous êtes à la fois saxophoniste, compositrice et chercheuse. Sur quoi portent vos recherches ?

Ces dernières années, un nombre important de jeunes femmes saxophonistes se produisant sur la scène internationale dans le domaine de la musique expérimentale et improvisée ont émergé, en particulier sur la scène nordique. Cette génération se distingue par une technique instrumentale virtuose, inventive et aguerrie et par l’art de performances personnelles et originales où les mouvements corporels et spatiaux et une certaine inspiration punk jouent un rôle. Il semble que de nouveaux moyens expressifs prennent forme dans la triangulation de la maîtrise d’instruments innovants, de l’improvisation et d’une performance théâtrale liée à l’art de la performance. Au cours de mon projet de doctorat, j’ai organisé des rencontres musicales entre des représentants de cette génération et ma propre pratique artistique avec certains de mes groupes. J’étudie les résultats de ces processus théoriquement et pratiquement au moyen d’articulations artistiques comme les notations graphiques et les concerts enregistrés.

- Vous avez étudié au CNSM de Paris, quel souvenir en gardez-vous ?

C’était une période merveilleuse et déterminante pour la suite de mon travail artistique. J’ai rencontré et joué avec plein de personnes inspirantes, j’ai exploré la scène musicale et entendu des concerts extraordinaires. Au CNSM, je me suis sentie très bien accueillie. Ma façon d’aborder la musique était prise au sérieux et c’était essentiel pour moi. On comprenait que jouer de la musique était un art et qu’il fallait penser comme une artiste dans son travail musical. Je pouvais apporter mes notations graphiques et mes partitions en classe, et nous travaillions sur le matériel et le jouions pour un concert. C’était assez nouveau pour moi par rapport à mes origines et cela a été une expérience très importante pour moi.

- Sur l’alto, vous avez un son très clair et surtout une couleur bleue constante. Je pense à une performance solo très libre mais où l’on pouvait presque entendre le motif blues sous-jacent. Que pensez-vous de cela ?

Je suis née dans une banlieue ouvrière de Copenhague en 1977. À l’âge de 9 ans, j’ai commencé à jouer du saxophone alto. Dès mon adolescence, je me suis produite professionnellement en tant que saxophoniste de jazz et de rhythm & blues. Plus tard, j’ai orienté mon activité musicale vers l’avant-garde, le free jazz, la composition de partitions modernes et la technique de notation graphique. Mais aujourd’hui encore, dans mes œuvres musicales et mes performances, on entend constamment des éléments qui renvoient à ce point de départ.

- Avec le projet Songbook, vous publiez deux albums et un livret de partitions et de paroles comme une seule entité. Pourquoi ce besoin d’ajouter d’autres dimensions à la musique ?

L’idée de publier le livret en même temps que les deux albums était de créer une œuvre globale qui ne soit pas seulement véhiculée par le son de la musique elle-même, mais qui ait aussi un aspect textuel et visuel. La musique, les mots et les images sont mutuellement imbriqués les uns dans les autres, dans le sens où les notations du livret peuvent être considérées comme des expressions visuelles du son de la musique des albums. Et inversement, la musique est créée à partir des paroles et des notations du livret. Dans le livret, il y a les partitions graphiques et les notations des chansons, et de cette façon, elles deviennent une partie de l’œuvre globale ; elles deviennent disponibles pour tout le monde et pas seulement pour les musiciens.

Laura Toxværd © Peter Gannushkin

- Avec Compositions, vous avez publié en 2016 un livre graphique et deux disques live qui présentent 6 thèmes pour lesquels vous cherchez à mettre en évidence comment une composition de départ est transformée par ses interprètes improvisateurs. Comment est né ce projet et qu’en avez-vous retiré ?

C’était un projet de recherche artistique sur lequel j’ai travaillé au RMC de Copenhague, lorsque j’étais employée comme professeure assistante en 2015-2016. Je voulais analyser comment les idées des musiciens improvisateurs s’intégraient dans le développement des compositions et exprimer la genèse des œuvres musicales visuellement, à travers des partitions graphiques et des textes. J’y décrivais mon processus de travail et mes réflexions sur les choix artistiques, les méthodes, les prémisses et les contextes. En menant ce projet, j’ai développé une manière de composer dans laquelle le processus de composition s’étend sur une période plus longue que d’habitude, et qui donnent aux musiciens improvisateurs qui collaborent une influence sur la composition. C’est l’approche que j’ai adoptée, dans mon projet de doctorat actuel, et qui constitue à la fois une méthode de travail artistique pratique et une base pour mes recherches théoriques.

- Votre dernier enregistrement Calling, une pièce graphique en trois parties, est réalisé avec Jacob Anderskov au piano préparé et Maria Faust au saxophone alto. Pouvez-vous nous parler de ce trio et de cet enregistrement ?

J’ai réalisé l’enregistrement Phone Book avec Jacob Anderskov en 2012, c’était la première fois que je publiais mes œuvres graphiques notées sur un album. Lorsque j’ai commencé mon projet de doctorat, j’ai décidé de revisiter le duo et d’inviter la saxophoniste Maria Faust à nous rejoindre. Pour explorer de nouvelles façons de composer (toujours dans le cadre de mon doctorat), j’ai organisé une performance publique au cours de laquelle je compose une partition graphique en décrivant à voix haute mes considérations compositionnelles tout en dessinant la partition graphique. Une semaine plus tard, le trio a interprété la notation graphique lors d’un concert qui a été enregistré et publié sous le titre Calling par New Jazz and Improvised Music Recordings.

- Vous êtes associée au label et au collectif ILK qui publie vos disques, quel est votre lien avec ce label ?

Je fais partie d’ILK depuis le début, depuis 2003 je crois. Je n’avais pas sorti d’albums par moi-même à cette époque, mais en intégrant ILK, il est devenu possible et gérable pour moi de le faire. Je dois donc beaucoup au collectif ILK.

Jeppe Zeeberg, Nicolai Kaas Claesson, Laura Toxvaerd, Rune Lohse © Christer Maennikus

- Vous avez enregistré avec le batteur Kresten Osgood et le pianiste Jeppe Zeeberg : que pouvez-vous dire de ces deux musiciens ?

Kresten et Jeppe sont fantastiques. J’adore jouer avec eux. Ils sont si intenses et présents dans leur jeu. Ils sont tous les deux aussi intègres qu’originaux et et d’un niveau incroyable. Au fil des années, on a eu ensemble de nombreuses discussions inspirantes sur la musique, l’art, la société et bien plus encore et cela a toujours été un plaisir.
En 2021, j’ai sorti un album en numérique avec Jeppe Zeeberg et le batteur norvégien Ole Mofjell. C’est l’enregistrement d’un concert à Brooklyn.
Kresten Osgood joue sur l’un des albums du projet Songbook.
En fait, je ne pense pas avoir enregistré avec Jeppe et Kresten en même temps. Mais j’ai joué un certain nombre de concerts avec eux en quartet avec le bassiste Nils Bosse Davidsen et c’était une expérience merveilleuse.

- Quels sont vos projets futurs ?

Je vais bientôt sortir un album d’un concert avec Julie Kjær au saxophone alto, Peter Friis Nielsen à la basse électrique et la percussionniste Marilyn Mazur.