Scènes

Les Nuits des Patios 2012


Comme l’an dernier, la cinquième édition du festival proposé par l’association Calan d’Art s’intitule Les Nuits des Patios, en référence aux lieux où il se déroule au sein du village d’Eygalières, dans le parc régional des Alpilles (Bouches-du-Rhône).

Ces emplacements avaient été au départ envisagés comme des lieux de repli temporaire par rapport au site d’origine de La Glacière, très exposé au mistral qui souffle souvent fort dans la région. Il est cependant à parier que le provisoire deviendra, comme souvent, définitif, tant ces jardins entourés de lauriers ou d’oliviers, situés chez les artistes eux-mêmes (le guitariste Louis Winsberg d’une part, et le sculpteur Stéphane Guiran d’autre part), procurent aux concerts une atmosphère unique avant même que la première note ait été jouée, que le moindre mot ait été chanté.

Louis Winsberg © P. Audoux

Cette année, la partie musicale du festival – qui propose par ailleurs une exposition de sculptures – tourne autour d’une trilogie [1] poétique de Zeno Bianu sur trois musiciens : Jimi Hendrix, Chet Baker et John Coltrane.

L’hommage à Jimi Hendrix se déroule dans le patio Winsberg ; contrairement à la structure originelle du Jimi Hendrix Experience, le classique trio guitare–basse–batterie, on a ici deux guitares (Louis Winsberg et Jean-Christophe Maillard, également au chant, tous deux présents dans le groupe Jaléo) et d’une batterie (Pascal Rey). Ce choix ouvre naturellement aux solistes de plus vastes espaces d’expression, où peuvent se manifester les influences de chacun. Les titres « hendrixiens » les plus familiers sont enchaînés dans une atmosphère purement rock, soutenue par les accords lourds et puissants de Jean-Christophe Maillard : « Spanish Castle Magic », « Manic Depression » ; « Crosstown Traffic » et son chant en forme de précurseur du rap est enrichi de nappes de voicings inattendues tandis que le mythique « Hey Joe » est revisité sous la forme d’une ballade arpégée qui retourne finalement aux sources d’un rock bien gras.

Louis Winsberg déambule sans artifice sur ce terrain qui ne lui est pas familier : la guitare, légèrement saturée mais sans réverbération, donne à l’ensemble une sonorité assez datée – aidée en cela par du matériel lui-même ancien qui se prête particulièrement bien à l’hommage. De son côté, Maillard a un son plus moderne, assisté de nombreux effets vocaux électroniques rappelant par exemple les boucles d’Electry Ladyland (notamment sur « ...And The Gods Made Love » ou « 1983... A Merman I Should Turn To Be »). L’alliance subtile de ces différentes périodes ainsi que la sensibilité des deux guitaristes à de multiples courants confirme l’universalité du répertoire d’Hendrix et l’ancre dans l’intemporalité.

Le second set poursuit l’exploration des classiques en débutant avec une version étirée de « Little Wing » qui bénéficie d’une introduction originale orientalisante. Viennent ensuite « Purple Haze », « Voodoo Chile – Slight Return » et « Wild Thing ». C’est après ce morceau, à la fin duquel Hendrix brûla sa guitare à Monterey en 1967, que se noue le lien avec l’œuvre de Zeno Bianu, à travers une lecture d’un extrait de son ouvrage sur Hendrix par la comédienne Catherine Pello. Périlleux exercice imposant une transition brutale entre un univers saturé de décibels et de riffs rock et la voix nue. Une fois ce contraste assimilé, on ne peut qu’être séduit par la qualité de la lecture et la diction impeccable de Catherine Pello, qui, soutenue par des interventions ponctuelles et discrètes des deux guitaristes, met magnifiquement en valeur le texte poétique et onirique de Bianu. L’esprit du gaucher de Seattle semble planer dans la nuit tiède du patio...

Le lendemain, dans le patio Guiran, l’atmosphère est radicalement différente, à l’image de ce qui sépare Chet Baker de Hendrix. Pour ce nouvel hommage, le chanteur David Linx se produit en quartet avec son compagnon de route habituel Diederik Wissels au piano, plus Christophe Wallemme à la contrebasse et Nicolas Folmer à la trompette. C’est donc le Chet Baker trompettiste tout autant que chanteur qu’on honore ce soir. Comme lui, David Linx fait partie des interprètes qui ne mettent pas en avant la puissance vocale, mais chantent au contraire avec une retenue constante. La section rythmique n’est pas qu’un faire-valoir, et le quartet s’avère très homogène.

Jean-Christophe Maillard © P. Audoux

Le répertoire tourne autour des grands standards, alternant swing et ballades : « We’ll Be Together Again », « You And The Night And The Music », « Old Folks », « The Touch Of Your Lips », « Days Of Wine And Roses », « But Not For Me », « I Fall In Love Too Easily », « Summer Night », « Strollin’ »... Quel que soit le registre, le chant de Linx atteint la perfection, soutenu par le couple Wallemme/Wissels, dont la discrétion permet aux deux solistes de jouer tout en nuances et en retenue - qualités généralement associées à la musique de Chet Baker.

A la fois proche de la mélodie et capable de la contourner, montrant une maîtrise peu commune de l’improvisation, Linx conçoit le scat comme un dialogue avec les autres musiciens ; cela se traduit par son jeu de scène : chaque passage improvisé est souligné par des gestes et des mouvements du corps tout entier, ou chanté comme s’il expliquait quelque chose à l’un des autres musiciens, qu’il observe de près. De même lorsque l’un de ses partenaires – Folmer essentiellement, toujours précis et pertinent - exécute un solo, Linx se tient près de lui et le regarde avec attention. Cette scénographie, si elle peut sembler anecdotique, procure néanmoins une forte sensation d’intense dialogue entre les artistes.

Comme la veille pour Hendrix, Catherine Pello donne une lecture d’une dizaine de minutes, cette fois extraite du livre de Bianu consacré à Chet. Le texte se marie naturellement à l’atmosphère intimiste du concert ; les musiciens ornent les mots d’interventions minimalistes qui rendent le texte encore plus vivant. La lecture se conclut par une interprétation exceptionnelle du célèbre « My Funny Valentine ». Les musiciens sont touchés par la grâce, combinaison de la magie des mots et de l’indicible atmosphère du patio Guiran. Que jouer après cela ? Le quartet ose tout de même une dernière escapade au pays du swing avec « My Shining Hour », et finit en beauté avec un « Estate » pour lequel Louis Winsberg et Minino Garay – qui doit clore le festival deux jours plus tard - le rejoignent sur scène.

David Linx © P. Audoux

Pour son édition 2012, le festival affirme sa personnalité et tend à devenir un incontournable de la fin juillet ; sa programmation pluridisciplinaire (arts plastiques, musique et littérature) ne se contente pas de s’appuyer sur un cadre géographique unique - elle se veut ambitieuse et cohérente, prolongeant la vie du festival par cinq journées complètes dans le village d’Eygalières et non pas seulement le temps des concerts. Une réussite.

par Arnaud Stefani // Publié le 13 août 2012
P.-S. :

Les Nuits des patios : le site
L’édition 2011 en images
La version de « Voodo Child (Slight Return) » interprétée par Jean-Christophe Maillard et son groupe Grand Bâton : mp3

mp3

[1Publié au Castor Astral : Jimi Hendrix (aimantation), Chet Baker (déploration), John Coltrane (méditation).