Manfred Eicher souffle ses 80 bougies avec grâce
Manfred Eicher est entré dans sa quatre-vingtième année. Deux sorties discographiques récentes témoignent de sa curiosité restée intacte.
Le 24 novembre 1969 fut enregistré le premier album portant l’étiquette ECM, Free at Last du trio de Mal Waldron. Il en préfigurait un bon millier d’autres dont certains sont devenus des classiques de l’histoire du jazz grâce à l’opiniâtreté d’un contrebassiste visionnaire né le 9 juillet 1943, Monsieur Manfred Eicher.
Edition of Contemporary Music : avec ce titre d’une modernité à toute épreuve, l’histoire s’assimile à une galéjade : le mot « contemporain » n’a de sens que très peu de temps en réalité et, s’il fait bien évidemment allusion à une époque définie, la vitesse avec laquelle les informations circulent et s’accumulent installe une contemporanéité aux contours flous.
Les traditionnelles cinq secondes qui ouvrent les disques ECM n’en ont que plus d’importance aujourd’hui. Le plus beau son après le silence ? À chacun de se faire son opinion. En revanche, la confrontation au silence reste un gage de créativité qui a toute son importance en ce monde tumultueux.
L’intégrité et l’engagement en faveur de la musique de la part de Manfred Eicher sont méritoires. Il privilégie depuis ses débuts l’aventure au détriment du commerce à tout crin. Les jeunes artistes ne sont en rien oubliés, ce qui suffit à considérer le label munichois comme vecteur de renouveau.
A l’instar d’Impulse dans les années soixante, Manfred Eicher intègre de nouvelles tendances jazzistiques. Seule différence notoire, la longévité exceptionnelle dont fait preuve ECM et l’intégration d’une diversité d’artistes qui ne sont pas forcément assujettis à l’uniformisation trop souvent ressassée du label. Rendons hommage à Manfred Eicher qui a offert des tremplins à bon nombre de musiciens afro-américains : Sam Rivers, Jack deJohnette, l’Art Ensemble of Chicago, Old and New Dreams, pour n’en citer que quelques uns. Certes, les locomotives Keith Jarrett, Pat Metheny ou Jan Garbarek ont assuré la pérennité de son label mais en contrepartie Barre Phillips, Enrico Rava, Terje Rypdal, John Abercrombie ou Miroslav Vitous y ont inscrit des pages musicales inoubliables.
L’orientation prise depuis l’apparition d’ECM New Series , consacrée aux musiques classiques et contemporaines, a encore diversifié le volumineux catalogue. L’instrumentation apparaissant dans de nombreux albums récents est souvent inédite et elle privilégie avant tout un son acoustique olympien, le tout servi par une qualité d’enregistrement devenue légendaire.
Deux disques sortis dans cette année 2023 témoignent d’une symbolique formelle qui associe les folklores traditionnels avec les apports bénéfiques de l’improvisation.
Le temps qui passe est le fil conducteur de l’album intimiste qu’Elina Duni nous dévoile. A Time To Remember nous transporte dans un univers cosmopolite imprégné de folklores mondiaux, de chansons populaires mais propose également des compositions inédites. Le soutien musical du guitariste Rob Luft procure une assise à la voix de la chanteuse ; leur complicité se concrétise en séquences acoustiques éthérées qui contrastent avec des fulgurances électriques, nous rappelant l’influence cruciale de Bill Frisell sur une génération de jeunes musiciens. C’est particulièrement évident dans le mélodique « First Song » d’Abbey Lincoln et Charlie Haden et dans « Send In The Clowns » le fameux standard de Stephen Sondheim où certaines aspérités assurent un dynamisme bienvenu. Fred Thomas sait se faire discret tout en assurant des tempos stables et perspicaces. La complicité naissante avec Matthieu Michel , révélée dans le dernier album de la chanteuse, Lost Ships , prend pleinement corps dans ce disque. « Whispers Of Water » ainsi que « Sunderland », deux pièces éloquentes composées par Elina Duni et Rob Luft, témoignent de la part de liberté dévolue au musicien suisse. La notion de groupe a une importance particulière pour Elina Duni ; avec A Time To Remember elle peaufine son identité artistique avec des partenaires enclins à épouser ses lignes vocales où prime sa sensibilité authentique.
Ce qui frappe le plus à la première écoute de Glimmer , c’est la prise de son exemplaire réalisée au studio ABC d’Etne par Nils Økland et Sigbjørn Apeland, partenaires artistiques depuis une trentaine d’années. Cette connivence humaine se ressent d’emblée, leur techniques musicales respectives innovent sans rompre avec la tradition.
La Norvège est merveilleusement mise à l’honneur avec une succession de chants traditionnels collectés méticuleusement par Sigbjørn Apeland auprès de chanteurs locaux. Des compositions originales y sont adjointes ; l’ensemble est homogène et réserve d’agréables surprises. Des pièces originellement composées pour un film dédié à Lars Hertevig, peintre paysagiste norvégien du dix-neuvième siècle, s’immiscent dans cet album.
Fort de son expérience de Directeur musical de la très réputée Ole Bull Academy de Voss, Nils Økland nous plonge d’emblée dans les contrées nordiques. Au violon Hardanger (caractérisé par ses cordes sympathiques qui entrent en vibration par simple résonance avec les notes jouées de même hauteur), il offre un jeu intense habité par une profondeur spirituelle. Sigbjørn Apeland, spécialiste en ethnomusicologie de l’Université de Bergen, développe des lignes régénératrices avec son harmonium ; son raffinement permet à cet album de s’imprégner d’une beauté singulière.
Les traits solennels de « Skynd deg, skynd deg », de « O du min Immanuel » envoûtent tout autant que les offrandes mystiques de « Myr » et de « Rullestadjuvet » et que dire d’ « O, venner », fort d’une sonorité tendre et florissante. À l’image de sa pochette évoquant un voyage maritime, Glimmer propose une immersion dans des paysages fluctuants où prolifèrent de superbes fjords.
Avec la sortie de ces deux albums accomplis, Manfred Eicher démontre sa capacité formelle à avancer sur la voie particulière qu’il a créée ; son cheminement processionnel habité par l’extase sonore laisse toujours libre cours à l’inventivité.
Bon anniversaire, Monsieur Eicher !