Scènes

Les soirées Tricot 2015 à la Générale

Le Tricollectif investit La Générale pour l’édition parisienne des « Soirées Tricot ».


Il n’y a pas trois mois que se sont achevés les trois jours de résidence du Tricollectif à la scène nationale d’Orléans et déjà le collectif investit, comme il le fait depuis quatre ans, les murs de La Générale pour l’édition parisienne des soirées Tricot.

Six jours durant, les concerts se sont succédé. Trois à quatre fois par soir, les auditeurs passaient de l’autre côté d’un grand rideau noir comme on passe de l’autre côté du miroir, dans un monde où la fantaisie est sans cesse réinventée. La programmation n’est ni une redite de l’édition orléanaise, ni une vitrine des productions récentes du collectif. Rencontres improvisées, sorties de disques, concerts en petite, moyenne ou grande formation, concerts au casque, ciné-concerts… De l’écrit, du scénarisé, de l’imprévu. Chaque fois une expérience, une invitation à l’évasion, un tableau. Ce jazz est contemporain sans renier ses origines, hexagonal sans tourner le dos au monde, exigeant sans négliger le lyrisme. Tout cela, pour ne rien gâcher, dans une ambiance constamment conviviale.

Les membres du collectif ne ménagent pas leurs efforts. Ils improvisent, présentent leurs créations, gèrent la logistique, assurent le service et trouvent le moyen, en hôtes de qualité, de rester disponibles. Autre caractéristique de ces soirées : la participation est libre. C’est un détail qui n’en est pas un, car cela permet de laisser les portes grandes ouvertes et d’instaurer une atmosphère de liberté qui sied à la musique et à l’état d’esprit revendiqué. Joli pied de nez, au passage, à une industrie de la musique qui passe son temps à se plaindre et s’apitoyer sur son sort. A la Générale, il y a du monde, des disques vendus, des projets épatants et des auditeurs radieux. Une bouffée d’air frais.

Quentin Biardeau, Giani Caserotto et Yorgos Dimitriadis © Christian Taillemite

Sur presque toute la durée du festival, en guise de « before », une caravane est stationnée dans la première salle. Pas celle du Caravaning Club du groupe Buffle - une plus petite. Il s’y déroule tous les quarts d’heure une représentation d’On boira toute l’eau du ciel, un « peep show des marécages » pour quatre spectateurs, petite pièce sombre et poétique écrite et interprétée par Anne Chloé Jusseau et Anaïs Blanchard. Et puis il y a les « afters », avec les sessions de Mise en boîte, le duo bidouilleur de Quentin Biardeau et Simon Couratier. L’un joue (instruments et objets), l’autre traite les sons. On écoute le tout au casque, allongé sur des coussins. Et cette année, un invité différent chaque soir apporte une épice particulière à cet électro-jazz-dub planant…

Entre les deux, une rencontre improvisée puis deux à trois concerts. Sur le terrain de l’improvisation, les rencontres sont toujours palpitantes. La musique se dessine à trois, souvent sous la forme de longues pièces qui s’installent, muent, s’épaississent. Yorgos Dimitriadis rythme les embardées free de Quentin Biardeau et de l’étonnant guitariste Gianni Caserotto, Richard Comte remplace au pied levé Olivier Benoit pour un set bruitiste et nerveux au côté de Valentin Ceccaldi et Gabriel Lemaire, Fabrice Martinez développe un jeu très mélodique sur les méandres abstraits de Guillaume Aknine et Roberto Negro, Aymeric Avice tisse avec Alexis Coutureau et Florian Satche un jazz survitaminé, tandis qu’Eve Risser, Théo Ceccaldi et Michele Rabbia nous emportent grâce à une pièce délicate et enivrante. Dire que cette musique n’aura existé que pour les présents… Nous-mêmes n’étions pas là le dernier soir, mais nul doute que la rencontre entre la bassoniste Sophie Bernado, le batteur Adrien Chennebault et le danseur Johan Bichot a dû produire son lot de magie.

Quand ces musiciens entretiennent des dialogues au long cours, formalisent la musique, la scénarisent, leur potentiel en matière de profondeur de jeu et d’architecture semble sans limites. Pour preuve, les créations ou présentations de répertoires existants, dont la diversité n’entache pas la cohérence de la programmation, car l’esprit du collectif est toujours prégnant. Mais les compositions, les répertoires, sont presque toujours inédits. Les formations du Tricollectif auraient pu prendre le parti de jouer leur musique récente, mais ce microcosme manifeste au contraire une volonté farouche d’aller de l’avant, de rester en mouvement. Alors, si nous sommes privés de prestations du trio de Théo Ceccaldi, de Walabix, de Marcel et Solange ou encore de Kimono, c’est pour mieux être captivés par de nouveaux groupes et leur lot de surprises.

Roberto Negro © Christian Taillemite

Après avoir parlé d’amour via sa Loving Suite pour Birdy So, Roberto Negro évoque la guerre avec Valentin Ceccaldi et Sylvain Darrifourcq au sein de Garibaldi Plop. La suite jouée par le trio est forte, intense, avec des moments suspendus et de longues montées en puissance. Le pianiste interprète également, en duo avec Théo Ceccaldi, une pièce magnifique dont on apprendra après-coup avec stupeur qu’elle était totalement improvisée - alors qu’elle avait tout d’une suite travaillée, écrite ; ce sont les (Babies). Quant au batteur et au violoncelliste, on les retrouve à bord du MILESDAVISQUINTET ! aux côtés de Xavier Camarasa pour un set intense favorisant l’immersion dans un univers finement ciselé. Le disque (sorti sur le label Becoq) est magnifique, et la reprise des deux compositions « TAP » et « RUB » prend tout son sens sur scène. S’y déploient de sinueux engrenages rythmiques d’où s’élève, comme par effet d’évaporation, une tension qui enfle à mesure que les motifs se complexifient ou que les énergies convergent. Une certaine idée de la transe, en somme. Il en va de même pour la rencontre de Durio Zibethinus et Wige, deux groupes qui parviennent à se mélanger sans se diluer : leurs univers fusionnent tout en préservant les couches bruitistes du trio et les motifs obsédants du duo.

Parmi les créations à surveiller de très près, l’hommage farfelu rendu par Guillaume Aknine, Jean Dousteyssier et Jean-Brice Godet au Harvest de Neil Young. Le folk du Canadien y transparaît de manière fantomatique, par le biais de courtes citations diluées au long d’une pièce à tiroirs. Lorsqu’on entre dans la salle, les trois musiciens sont assis, comme autour d’un feu de bois, en chemise à carreaux et harmonica à la main. Les notes volettent, se cherchent, se trouvent, se fixent autour d’un riff qui sera toujours joué en toute liberté. Petit à petit, Dousteyssier et Godet posent l’harmonica et soufflent de longues notes de clarinette tandis qu’Aknine joue à tout construire et déconstruire avec sa guitare et son banjo. Des bandes de l’album original sont manipulées via un magnétophone par Jean-Brice Godet. Après avoir joué à cacher, flouter l’original, tous trois terminent le set à trois guitares, avec un exposé cette fois clair et fidèle de la mélodie d’« Harvest ». Très beau moment ! Une création originale dont on a hâte de suivre l’évolution.

Guillaume Aknine © Christian Taillemite

Et puisqu’on parle de projet en devenir, mettons en exergue un moment magique du festival, le solo de Gabriel Lemaire. Trois instruments (saxophones baryton et alto, clarinette alto) pour trois pièces organisées en suite. Le saxophoniste effleure le silence, fait rouler ses notes continues comme s’il jouait du tonnerre, tire de cette matière des harmoniques qui deviennent de petites phrases diaphanes, retient son jeu pour mieux le libérer en de grands élans lyriques. Le public est suspendu à son souffle, concentré, happé, recueilli. Magnifiques instants poétiques.

Le trio que forment Quentin Biardeau, Julien Desprez et Florian Satche se révèle lui aussi plein de promesses. Là encore, une forme longue, une composition séquencée qui démarre par une furie collective. Plusieurs minutes durant, le saxophone hurle, la guitare lance des éclairs, la batterie et l’espace sont investis avec un égal appétit. Une salve libératrice de free jazz et de rock qui se mue on ne sait par quel miracle en une longue plage de musique planante durant laquelle Quentin Bardieau s’installe derrière un stand de claviers de bric et de broc. Le set se termine par une mélodie étrangement simple, comme une chute inattendue après une histoire au scénario complexe. Une approche presque antinomique du répertoire de Post K, justement basé sur une relecture de morceaux néo-orléanais relevée d’apports contemporains. L’idée est de donner une vision du jazz post-Katrina en conservant quelques contraintes d’époque, entre autres la durée des morceaux, alors limitée par la capacité des disques. D’où une série de pièces concises et pleines de swing.

Par deux fois, le grand orchestre du Tricot investit la salle. Deux concerts très différents, d’ailleurs, que ce soit par l’instrumentarium ou la musique proprement dite. Ces deux répertoires devraient sous peu faire l’objet d’enregistrements. Jerico Sinfonia est une pièce écrite et conduite par Christophe Monniot. Il y est question de vibrations, et de nombreux extraits de conférences sont diffusés via un dispositif radiophonique placé au cœur du groupe. Le petit big band interprète cette œuvre raffinée avec décontraction, parvenant à dissimuler la complexité de l’écriture derrière une spontanéité surprenante pour une formation de cette ampleur. La musique est enjouée, chatoyante. Quelques jours plus tard, une autre version de l’orchestre présentera un « Atomik Spoutnik » plein de fantaisie, composé par Valentin Ceccaldi ; s’y mêlent théâtre, projection d’images et envolées musicales épiques. André Robillard et Robin Mercier habitent deux personnages qui rêvent un voyage dans l’espace chacun à leur manière, avec humour et sensibilité.

Valentin Ceccaldi, Richard Comte et Gabriel Lemaire © Christian Taillemite

La rencontre de la musique et des images a aussi eu lieu à l’occasion de deux ciné-concerts. Nous avons assisté au premier, une mise en musique par Alexandra Grimal et Nelson Veras du film Où sont les rêves de jeunesse ? de Yasujirō Ozu (1932), composée par la saxophoniste. Passé le générique et son thème envoûtant, on note un refus d’illustrer, de coller à l’image. Alexandra Grimal reviendra au sein du quartet Petite Moutarde de Théo Ceccaldi pour le second ciné-concert.

Le dernier jour, l’Aum Grand Ensemble de Julien Pontvianne présente la musique spectrale de son disque Silere, et le Trio à lunettes clôture le festival dans une grande fête avec sa « BoBun Fever », un set festif de plusieurs heures où l’afrobeat rencontre la pop thaïlandaise. Et où, semble-t-il, les plus belles chemises étaient de sortie. Un détail qui compte.